PR. ABDOUL KANE, CARDIOLOGUE, AUTEUR
‘’Le retard de nos systèmes de soin n’est simplement pas acceptable’’
‘’On compte les personnes mortes du coronavirus, alors que les effets collatéraux sur les autres pathologies risquent d’être plus importants’’
Cardiologue, le professeur Abdoul Kane s’est également prêté aux questions d’’’EnQuête’’ pour décrypter son message inspiré d’Ebola, mais qui ressemble, à bien des égards, à la crise actuelle.
Dans votre ouvrage, vous racontez une histoire très semblable à celle de la pandémie que nous sommes en train de vivre. Est-ce le fruit du hasard ou bien quels étaient ces signaux qui vous ont poussé à prédire cette arrivée du ‘’morpion invisible à la tête couronnée’’ ?
‘’Les eaux noires’’ s’est inspiré de l’épidémie à fièvre Ebola qui a durement touché des pays d’Afrique de l’Ouest, il y quelques années, engendrant plusieurs milliers de morts et d’innombrables fractures socio-culturelles. En décrivant cette épidémie et en m’inspirant des autres grandes épidémies et pandémies, j’ai réalisé qu’elles partagent beaucoup de similitudes dans leurs causes et leurs conséquences. Les inégalités sociales, l’interconnexion bien plus grande entre les hommes et surtout les bouleversements écologiques ainsi que la relation de l’homme avec la nature et avec le monde animal ont fait que les microbes pourraient devenir de plus en plus virulents. Ces virus toucheront plus facilement l’homme, puisque la destruction des écosystèmes, l’élevage intensif par exemple, rendent le contact entre l’homme et l’animal infecté plus facile. Il en était ainsi du virus du sida ou du microbe du choléra.
La diffusion de ces microbes plus agressifs est bien plus facile aujourd’hui. Car, auparavant, la transmission se faisait beaucoup plus lentement entre la puce, le rongeur, l’homme et le cheval, pour atteindre d’autres contrées lointaines. Aujourd’hui, la propagation se fait grâce à des moyens de transport infiniment plus rapides que sont le train à grande vitesse, le bateau de croisière ou l’avion, à travers des hubs réunissant des milliers de citoyens du monde entier. Ce qui permet de disséminer le ‘’morpion’’ aux quatre coins de la planète. Ceci n’a rien de prophétique et est connu de tous ceux qui s’intéressent à l’histoire des épidémies et aux bouleversements de notre planète liés à la main de l’homme.
Pour le reste, je dois bien avouer que la référence au morpion couronné, ‘’Korone’’ (racine grecque qui a donné son nom à coronavirus), de même que la chute du roman sont des rajouts, car le livre était en fabrication, lorsque la pandémie a commencé à se propager.
Face à l'échec de l'Etat et dans une moindre mesure de la médecine, la solution, dans votre épidémie virtuelle, est arrivée de la communauté. Est-ce à dire que la réponse dans la crise actuelle qui est réelle, est également dans la communauté ?
Au-delà des insuffisances de la gouvernance de nos Etats ou des limites de la médecine, j’ai voulu d’abord rappeler qu’une épidémie a certes une dimension biomédicale, mais qu’elle est surtout liée à des réalités socio-culturelles, psychologiques, économiques et, in fine, politiques. Donc, la biomédecine peut certes apporter une partie de la solution, mais elle ne suffit pas. Les Etats et nos politiques n’ont pas su avoir des visions pour prévenir ces crises sanitaires, à cause des échecs de nos politiques d’environnement, d’urbanisation ou d’hygiène. Ils n’ont pas su promouvoir un système sanitaire, d’éducation ou une vraie démocratie sociale et une promotion d’un citoyen en accord avec sa culture devenant pleinement acteur du développement de sa nation. Ramené au contexte de l’Afrique, qui dispose d’un énorme potentiel représenté par l’intelligence de ses femmes et de ses hommes, ses ressources minières ou végétales et d’un extraordinaire patrimoine immatériel, on peut effectivement parler d’échec, car nous sommes, hélas, le continent qui peine le plus à s’en sortir.
Vous avez donc bien raison de dire que le message que j’ai voulu mettre en avant est le suivant : plus que l’aide internationale ou l’implication des ONG, mieux que la gouvernance hélas assez chaotique de nos politiciens ou encore l’orientation de nos système éducatifs qui trainent beaucoup de lacunes, c’est bien une réappropriation de son destin par la communauté et un leadership éclairé réconciliant la société avec elle-même, qui semblent être la voie royale pour prévenir et combattre les épidémies et les autres crises à l’affut.
Parlez-nous de Darkunda et de ce qui la différencie de Dakar ?
Darkunda est une banlieue africaine et ressemble terriblement à beaucoup de banlieues africaines. La première page du livre résume ce qu’est Darkunda : ‘’Diathèse de mille maux, croûte rebelle, excroissance bubonique de la ville, champignon vénéneux et tentaculaire, Darkunda était donc l’enfant incestueux de la guerre, un rejeton de la bêtise humaine, un réceptacle de la misère sous toutes les déclinaisons. Des manants paumés, des saltimbanques sans but, de minables fretins ou de pauvres diables fuyant les conflits étaient venus s’entasser sur une populace de chômeurs sans perspectives, de trimardeurs déguenillés au bout de l’impasse, d’ouvriers désœuvrés et de paysans sans terre, victimes des politiques d’ajustement, jetés dans ce chancre tourbeux, délaissant des villages tristes et exsangues se consumant désespérément comme un ultime grain de soudure.’’
C’est la banlieue de Dakar, Abidjan, Johannesburg, Cotonou, Conakry, Lagos, Le Caire, etc. Ces bidonvilles sont des bombes sociales et des bouillons de microbes avec leurs marchés et leurs taxis brousses bondés de monde, l’insalubrité, la délinquance et la pauvreté qui y sévissent. Ce faubourg est né du manque de vision et d’empathie, des politiques d’ajustement structurel, de la mal gouvernance, de l’exode rural… Il s’agit, hélas, d’un ‘’dénominateur commun’’ africain !
A Darkunda, l’épidémie a permis de percer le brouillard épais qui empêchait de voir le niveau de la mal gouvernance, mettre à nu toutes les failles du système sanitaire. Avez-vous la même impression pour Dakar et que faudrait-il faire pour rectifier le tir ?
Parlant de gouvernance et de système sanitaire, il faut bien reconnaitre que l’Afrique n’est pas un continent tout à fait homogène, certains pays faisant mieux que d’autres. L’expression démocratique et la gouvernance est différente d’un pays à l’autre avec des dictatures et des Etats à transmission héréditaire et des pays où une certaine pluralité d’opinion et une liberté deviennent de plus en plus une réalité.
Mais si nous devons remettre tout cela dans le contexte de notre siècle et des avancées technologiques et scientifiques actuelles, le retard de nos systèmes de soin n’est simplement pas acceptable. Un continent qui ne produit qu’une infime portion de la recherche scientifique mondiale, qui fait moins d’actes de chirurgie cardiaque qu’une bourgade française ou allemande, n’a pas d’excuse. Même pas celle de la pauvreté, car la moitié du parc automobile d’un ministère ou de l’une de ces nombreuses institutions où est casée une clientèle politicienne, aurait permis de sauver des milliers d’enfants qui ne survivront pas de leurs malformations cardiaques ou pulmonaires, faute de centres de chirurgie ou de services de réanimation correctement équipés.
‘’La déferlante médiatique a fait oublier ces milliers d’enfants morts du paludisme, de diarrhées, de pneumonie ou encore des adultes victimes d’accidents de la circulation, du cancer…’’. On a l’impression de voir exactement la même chose chez nous. Vous êtes praticien. Comment cela se manifeste-t-il ?
Là aussi, on en revient à la vérité suivante : ce qu’on pense être nouveau aujourd’hui, ce n’est que le passé qu’on ignore. En effet, lors de l’épidémie Ebola, l’essentiel des ressources humaines, des équipements et des moyens financiers ont été orientés vers cette épidémie. On a vu des soignants quitter leurs fonctions habituelles pour aller servir dans les centres Ebola. Evidemment, on y disposait de plus de moyens, on était mieux valorisé et on recevait une rémunération bien plus conséquente. Ceci a créé un déséquilibre dans la prise en charge des autres pathologies comme le paludisme ou les maladies chroniques. Il en a également été de même pour les programmes de vaccination, dans le suivi des femmes enceintes ou la protection de l’enfance.
On comptait surtout les personnes mortes d’Ebola, alors que les effets collatéraux étaient bien plus importants. Nous assistons à la même chose aujourd’hui. Au moment où je vous parle, ce sont des services de réanimation dédiés à la prise en charge d’autres urgences qui servent de réanimation Covid. Hélas, plusieurs centaines ou milliers de diabétiques, de malades du rein ou du cœur, d’urgences chirurgicales ou de patients atteints de cancers sont menacés.
Le discours officiel a tendance à aller dans le sens de la maitrise des décès liés au Covid, mais les gens pourraient mourir plus des comorbidités avec ou sans le coronavirus qui sera, bien entendu, un facteur aggravant. On comptera les décès, d’ailleurs très probablement sous-évalués, liés au coronavirus, car c’est ce qui marque les esprits et traduit les efforts qu’on veut mettre en avant pour montrer la maitrise de l’épidémie. On l’a vu aux USA, en Europe et on en voit la tendance dans plusieurs pays africains.
Or, aujourd’hui plus que jamais, il faut avoir une vision holistique de la riposte vis-à-vis de l’épidémie. On ne soigne pas qu’une maladie, on soigne des malades et on doit protéger des populations en particulier les plus vulnérables.
Vous parlez aussi de la course vers la richesse qui a fini de dérégler la nature, contribuant à nous mener vers ce désastre et tant d'autres malheurs. Quel est le lien entre changement climatique et ces genres de pandémie ?
Comme je l’ai déjà dit, on sait que ce sont les bouleversements écologiques, la destruction des écosystèmes, la déstabilisation de la faune, la surconsommation, la course vers l’accumulation du capital et l’idéologie néolibérale qui nous ont conduits à produire plus de richesses et à mal les répartir. Cette idéologie nous vaudra, hélas, encore des morts liées à la pollution et la pullulation de nouveaux microbes de plus en plus virulents. Ces microbes toucheront préférentiellement les populations les plus vulnérables comme les pauvres de nos banlieues. Mais l’interconnexion du monde fait que les riches ne seront pas épargnés. Ebola, comme le paludisme, la peste ou le choléra avaient jeté leur dévolu sur les moins nantis. Le coronavirus, microbe irrévérencieux, s’est d’abord attaqué aux puissants qui se rendent compte qu’ils ont des pieds d’argile.
Quels sont les enseignements à tirer d'une telle épreuve ?
Les enseignements, me semble-t-il, découlent du diagnostic. Il est temps de nous arrêter et de nous poser les bonnes questions : qu’avons-nous fait de nos sociétés, de nos cultures, de ce legs que nous devons transmettre à nos enfants : la Terre ?
Nous devons revoir notre rapport à la nature, bâtir des sociétés plus justes, construire de vraies démocraties sociales au-delà de cette démocratie de représentation qui devient surtout l’affaire d’une caste de professionnels de la politique. Il s’agit de rebâtir un vrai projet où chacun devient un acteur responsable de la vie qui se mène dans sa rue, son quartier, sa ville, sa nation. Que ceux qui, au cours des élections, lèvent la main pour demander nos voix comprennent que nous n’attendons pas des messies, mais des gens vertueux qui ramènent tout à l’essentiel : combler la béance entre les riches et les pauvres, protéger et respecter l’être humain, lui rendre son autonomie et sa dignité.
Parlez-nous de Doe, imam Malick et frère Paul, et dites-nous si on peut en avoir au Sénégal pour une lutte efficace contre la pandémie ?
Puisque l’épidémie pose une dimension éminemment sociétale, culturelle et spirituelle, il m’a semblé essentiel d’amener la dimension religieuse dans la riposte. Dans le contexte africain où nous sommes, pour la plupart adeptes d’une religion révélée ou traditionnelle, il me semble essentiel d’impliquer les religieux pour parler aux gens dans une langue qu’ils comprennent. D’où ce passage où les deux hommes de Dieu transmettent des messages puisés dans la religion : ‘’Nous travaillerons à ramener ce qu’Ebola nous a ôté et qui fait de nous des humains : s’aimer, se soutenir, se parler pour se comprendre, redevenir une société des hommes. Nous leur dirons l’importance de se prémunir, de se laver les mains, d’éviter de se souiller inutilement, car Dieu est pur et Il aime la pureté en toute chose... Ils sauront que les rites funéraires répondent à un esprit et nous leur transmettrons cet esprit. Nous leur apprendrons que Dieu n’a rien imposé qui jure avec Sa miséricorde.’’
Nous avons remarqué dans le livre une association quasi-systématique entre les religions musulmane et chrétienne. L’auteur n’utilise presque jamais l’une sans l’autre. Presque partout où il y a un imam, il y a un prêtre. Quel est le message que vous avez voulu lancer ?
Ce symbole était important à mes yeux. J’aurais pu parler seulement d’un imam ou d’un prêtre, puisque ces deux ont été, en effet, indissociables au point d’en ressembler à des siamois. J’ai également fait référence au Logis, cet endroit qu’ils ont mis sur pied pour protéger toutes les victimes d’Ebola, mais aussi les personnes rejetées par la société.
Cet endroit fut tour à tour une mosquée et une église, sans que l’auteur ne dise dans quel ordre ce changement s’est fait. J’ai voulu rappeler que la doctrine sociale de l’église et le message de l’islam mettent en avant des principes universels que sont le respect de la personne humaine, la pureté, la justice, la solidarité.
Cette symbolique du prêtre et de l’imam était une occasion, pour l’auteur, de montrer que plus que la tolérance, nous nous devons du respect malgré nos différences. Nous savons que la religion a pu malheureusement être source de guerre, de violence et d’intolérance. Pourtant, si nous nous revendiquons d’un Dieu unique et miséricordieux, nous avons toutes les raisons de faire de nos religions des alliés capables de porter les sublimes messages universels que les grands hommes de Dieu nous ont transmis.
MOR AMAR
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