La santé dans le chéquier
L’encombrement et la longue attente dans les hôpitaux font aujourd’hui que les cliniques privées et les cabinets apparaissent comme une alternative crédible. Mais le coût n’est pas des plus accessibles dans ce secteur, même si du côté des médecins privés on parle d’une baisse. Les praticiens reposent tout sur une meilleure prise en charge des patients avec un bon plateau médical pour justifier la prolifération et mettent l’Etat au banc des accusés.
Se soigner dans les structures publiques de santé est un vrai parcours du combattant au Sénégal. Au-delà des longues attentes, les patients n’ont pas souvent accès aux spécialistes. D’après le docteur Amadou Diallo de la clinique de l’Amitié, cela s’explique par le fait qu’il n’y a pas assez de structures sanitaires dans le pays. La demande est largement supérieure à l’offre. De ce fait, fait-il remarquer, un patient peut perdre toute une journée pour une seule consultation. En plus, l’état dans lequel se trouvent les hôpitaux est assez particulier, parfois insalubre.
Il s’y ajoute le fait que les malades ne sont pas parfois pris en charge correctement par le personnel soignant. Ils ne bénéficient pas de l’attention et de l’amabilité dont ils ont besoin. Face à autant de manquements, les citoyens ayant les moyens se détournent du public. Et n’hésitent plus à aller chercher ailleurs une meilleure prise en charge. Une alternative que leur offrent les cliniques et cabinets privés. ‘’On essaie de mettre les gens dans de meilleures conditions et satisfaire leur besoin le plus rapidement possible. Qu’ils puissent accéder à un médecin ou à un infirmier, avec une qualité de soins importante parce que la plupart des cliniques disposent d’un plateau médical assez élevé’’, argumente Dr Diallo.
Un point de vue défendu également par Docteur Fallou Samb de la clinique Louis Pasteur. Pour ce gynécologue, l’impact des cliniques et cabinets ne peut être que positif. ‘’On est délégataire de pouvoir. On est aujourd’hui là où l’Etat ne peut pas être et on fait peut-être ce que l’Etat ne peut pas faire. Non seulement la Fonction publique paie mal, mais elle ne recrute plus’’, fait-il savoir, non sans souligner au passage que le fait d’être consulté par un médecin n’est pas la même chose que de se faire diagnostiquer par un paramédical.
Si ce côté positif ne se discute pas, il y a pourtant matière à réflexion dans la prolifération des structures privées. En effet, le constat est établi qu’il y a un nombre exponentiel de cliniques et cabinets, particulièrement dans l’agglomération dakaroise. Mais cela ne surprend guère les spécialistes en la matière.
Docteur Fallou Samb trouve cela normal. De son point de vue, les gens sont obligés de partir, parce qu’une fois formés, ils ne sont pas recrutés. Et quand bien même ils sont enrôlés, ils sont des contractuels avec des salaires misérables. Ce qui pousse les jeunes à aller tenter leur chance dans le privé. Le plus grand problème, d’après M. Samb, c’est qu’on ne donne plus aux jeunes qui terminent leur formation la possibilité de se spécialiser. Autrefois, la spécialisation se faisait au franc symbolique. C’est-à-dire qu’après les 7 à 8 ans de formation initiale, le médecin allait faire sa spécialisation soit de manière gratuite, soit la somme à payer était tellement dérisoire que tout le monde pouvait aller faire la spécialisation. Mais aujourd’hui, tout a été privatisé. ‘’Je trouve aberrant qu’un jeune Sénégalais qui a fait 7 ans de médecine paie 500 000 par année pour se spécialiser. C’est une catastrophe. Après on dit qu’il n’y a pas assez de spécialistes dans ce métier. Ce n’est pas possible’’, s’indigne le gynécologue obstétricien.
Cette privatisation de la spécialisation fait que désormais, ce sont ceux qui ont les moyens qui gagnent les places. Et c’est justement la conséquence de l’autre injustice que dénonce Dr Fallou Samb. Ce dernier trouve anormal que les étrangers soient formés au Sénégal au détriment des nationaux. ‘’Actuellement, il n’y a pratiquement que l’école de Dakar qui forme en spécialité dans l’Afrique noire francophone. Tous les étrangers sont là et on demande aux Sénégalais de payer 500 000. L’Etat n’a pas de politique de formation post médicale et c’est un manque d’organisation des autorités’’, s’offusque-t-il.
Si cet interlocuteur accuse l’Etat, son collègue, par ailleurs président de l’Association des cliniques privées du Sénégal, ne veut pas entendre parler de multiplication des points de prestation privée. Docteur Diallo pense que c’est nécessaire que les cabinets s’ouvrent. ‘’Je ne comprends pas pourquoi vous parlez de prolifération. J’entends souvent parler de prolifération, même à l’Assemblée nationale. On a quatre facultés de médecine dans ce pays. On forme des médecins de la même manière qu’on forme des magistrats, des administrateurs civils entre autres. Les médecins formés doivent travailler’’, s’exclame-t-il.
Peut-on pour autant partir de ces considérations pour permettre à tout un chacun d’ouvrir une structure ? Non répond Dr Fallou Samb. D’après lui, il ne suffit pas d’être médecin pour ouvrir un cabinet. ‘’Il faut avoir les moyens, parce qu’on est à la médecine de l’évidence. Quand on a un cabinet, il ne suffit plus de dire : je suis médecin. Il faut du matériel, tout un équipement qui doit aller avec’’, soutient-il.
‘’Les salaires dérisoires et le non-recrutement dans le public poussent les médecins à ouvrir des cabinets’’
Par ailleurs, dans ces cliniques, le coût n’est pas des plus accessibles. Et à en croire Docteur François Seck chef d’un cabinet d’ophtalmologie, ce n’est pas demain la veille qu’il y aura baisse des coûts. ‘’Je ne comprends pas pourquoi les gens parlent tout le temps de la cherté. Avec tout ce que nous dépensons pour assurer la qualité des soins, vous voulez que l’on fasse des soins gratuits ! Les meilleurs produits ne se vendent pas à n’importe quel prix. Il faut débourser pour avoir la qualité’’, peste-t-il. Docteur Amadou Diallo de la Clinique de l’Amitié explique que quand une personne est hospitalisée dans une clinique, ‘’on met une infirmière, à sa disposition 24h/24. Il y a également le petit-déjeuner, un repas à midi, on lui donne une collation l’après-midi et un dîner le soir. Et le coût varie entre 25 000 ou 30 000, voire 50 000 F CFA par jour’’. Et le médecin trouve ces prix en-dessous du prix de revient, eu égard aux nombreuses hausses enregistrées sur le coût de certains intrants et qui n’ont pas été répercutés sur le tarif. Selon lui, les derniers tarifs de consultation datent de l’an 2000.
Depuis lors, les coûts d’hospitalisation n’ont pas changé parce qu’il y a d’abord une désorganisation du milieu médical privé. ‘’Vous savez qu’une consultation en médecine générale coûte 4800 F Cfa. Un médecin qui s’installe, trouve des locaux, paie un gardien, une femme de ménage, une assistante… Combien de malades doit-il consulter par jour pour pouvoir payer tout ça et sa facture ? Quand on dit que les tarifs sont élevés, alors que les coûts d’hospitalisation n’ont pas bougé depuis 17 ans, alors que depuis tout ce temps, les charges n’ont fait qu’augmenter… A commencer par l’électricité, le loyer, les salaires des employés’’, plaide-t-il.
‘’On n’invente pas les tarifications’’
A l’en croire, les cabinets médicaux sont régis par des tarifs validés par les syndicats, le ministère du Commerce et celui de la Santé. ‘’Il y a une réglementation qui régit les tarifs. On ne peut pas faire n’importe quoi. Il y a des tarifs syndicaux qui sont là, ceux des médecins, des populations qui n’ont pas de prise en charge, il y a les tarifs des travailleurs du secteur privé qui ont des Ipm et d’autres qui ont des assurances maladies. Pour toutes ces trois branches, il y a une tarification spécifique qui n’est pas excessivement chère’’, défend-il.
Poursuivant sa complainte d’employeur, Dr Diallo souligne que pour baisser le coût de la Santé, l’Etat doit faire la même chose que dans le secteur de l’Education. Parce que, explique-t-il, les promoteurs de l’enseignement privé reçoivent des subventions de l’Etat. ‘’Nous sommes dans le secteur médical privé, nous participons à faire un service public à la disposition des populations. L’Etat devrait quand même participer, ne serait-ce qu’en mettant un tiers payant, en donnant des subventions’’, plaide-t-il. Avant de souligner qu’on ne peut pas juger les prix élevés ‘’parce que quand vous choisissez une école, tous les prix sont fixés’’. Il dit : ‘’Je ne comprends pas pourquoi les gens ne veulent pas qu’il y ait un choix du côté de la Santé. On n’invente pas les tarifications. Quand on analyse, les gens disent que c’est cher, c’est pour cela que l’Etat n’arrive pas à s’en sortir parce que prendre en charge des patients, c’est cher.’’ Il ajoute que dans une clinique, dans les chambres, il y a la climatisation et tout le confort qu’il faut. ‘’C’est ce qu’on appelle dans la facturation la partie hôtellerie. Quand on regarde tous ces éléments, on voit qu’on ne gagne pas grand-chose.’’
Dans la même veine, Docteur Fallou Samb trouve que les coûts des soins ne sont pas élevés car ils sont calculés sur la base d’une nomenclature générale des actes professionnels (Ngap). ‘’Nous ne définissons pas les prix, c’est l’Etat qui les définit. Il faut remercier le privé sénégalais, nous sommes des patriotes parce qu’il y a un cahier de charges qui donne l’échographie obstétricale à 39 000, mais nous, nous le faisons à 10 000 voire 7 000 francs. Quel est le Sénégalais qui peut payer ce prix ? Et les gens disent que c’est cher. Chaque acte qu’un médecin pose est dans la nomenclature’’, justifie le gynécologue obstétricien. Ensuite défend-il, un appareil correct d’échographie coûte jusqu’à 36 millions de F CFA. ‘’On vit souvent des situations excessivement difficiles. Les banques ne nous accompagnent pas parce qu’on n’est pas très solvable ; l’Etat non plus. On est considéré comme des commerçants ; on paie la patente ce qui n’est pas normal. On est des chefs d’entreprise individuelle, personne n’est derrière nous, si on ne travaille pas, on ne mange pas’’, précise Dr. Samb.
‘’Un médecin du public qui pose des actes dans le privé est dans l’exercice illégal’’
Poursuivant son diagnostic, il soutient : ‘’On n’a pas le droit de dépasser la tarification, mais on a le droit de diminuer si un cas social se présente. C’est ce qu’on fait tous les jours parce que tous les Sénégalais sont des cas sociaux. Il ne s’agit pas d’accuser les privés, on doit les applaudir. On ne nous soutient pas. Mais nous donnons la chance aux Sénégalais qui ont les moyens de se faire soigner’’, rectifie-t-il.
Par ailleurs, ce membre du conseil de l’Ordre national des médecins a jugé anormal le fait que des médecins allient public et privé. Cela, dit-il, relève de la pratique illégale de la médecine. Car, a-t-il souligné, la pratique, c’est le médecin, le cadre légal d’exercice et la pratique. A l’Ordre il y a deux tableaux : Le A où est répertorié l’ensemble des médecins du public, fonctionnaires ou contractuels et le B qui regroupe l’ensemble des médecins du secteur privé. ‘’La pratique illégale de la médecine, ce n’est pas seulement un menuisier ou un mécanicien qui essaie de faire une piqûre. C’est tout médecin qui quitte son cadre légal pour exercer dans un autre cadre.
Quand on est fonctionnaire, on n’a pas le droit de faire autre chose que son travail. L’Ordre des médecins est en train de réglementer cela. Un médecin fonctionnaire n’a pas le droit d’aller en privé pour poser des actes’’, précise Dr Samb. Par contre, poursuit-il, si vous êtes un médecin spécialisé dans une région où il n’y a pas d’autres spécialistes, l’Etat peut vous donner la possibilité d’avoir deux à quatre heures de consultation dans l’hôpital. ‘’Vous faites votre privé dans l’hôpital. Si vous sortez du cadre légal d’exercice qui est l’hôpital, vous êtes dans l’illégalité totale et s’il vous arrive quelque chose, vous allez en pâtir.’’
Relevant les erreurs médicales récurrentes, il a soutenu que ce n’est pas seulement dans les cliniques, mais partout. ‘’Peut-être c’est beaucoup plus visible dans les cliniques parce que c’est là où on paie beaucoup plus cher, donc on est plus exigeant. A l’hôpital, c’est une catastrophe. La médecine publique dans ce pays est en faillite. Si on parle encore de la médecine, c’est parce qu’il y a le privé. Ceux qui vont à l’hôpital sont les plus démunis’’, déplore le gynécologue.
Aussi, des explications du Dr Samb, il ressort que la pratique de la médecine, c’est trois choses : le médecin, le cadre d’exercice et la spécialité. Si le cadre d’exercice pose problème, des manquements très graves peuvent être causés. En plus de cela, il y a différentes formes de cliniques : celles qui sont destinées aux paramédicaux (cliniques d’accouchements ou de soins), des cliniques médicales dirigées par un médecin spécialiste, qui font des consultations, des accouchements entre autres et des cliniques mixtes (c’est à peu près un hôpital privé qui fait tout ce qui relève de la médecine et toutes les formes de chirurgie). ‘’C’est ce que dit la législation, mais malheureusement, chacun fait ce qu’il veut. Les gens ne peuvent pas faire de différence entre ces trois formes de clinique. Avec la crise et le manque d’autorité qui sévit dans ce pays, chacun est dans son coin et fait ce qu’il veut. Mais le cadre est réglementé. Si tu agis en dehors de ton cadre, cela pose un problème. C’est la pratique illégale de la médecine’’, fait-il savoir.
Selon le spécialiste, cette privatisation de la santé est à encourager parce que l’Etat ne peut pas être partout. Mais, poursuit-il, il faut réglementer le cadre d’exercice, accompagner les structures privées pour qu’elles puissent prendre en charge les patients dans de bonnes conditions.
Il y a entre 150 et 250 cliniques privées au Sénégal Le nombre exact des cliniques dans le pays n’est pas connu. Mais Docteur Fallou Samb informe que c’est un secteur qui est en pleine expansion. Car pratiquement, chaque 2 ou 3 mois, ils étudient au minimum 15 à 20 dossiers entre cliniques et cabinets. ‘’Ça sera un peu difficile de vous dire le nombre de cliniques au Sénégal. C’est entre 150 et 250 au total dans ce pays. Rien qu’à Dakar, on a une bonne centaine de cliniques. Les régions les plus fournies c’est Dakar, Thiès, Diourbel (Touba) et un peu les régions de Kaolack et Saint-Louis dans une moindre mesure. Dans les autres régions, l’on dénombre une ou deux cliniques.’’ |
VIVIANE DIATTA