‘’Il faut limiter tous les mandats présidentiels africains à deux’’
Doumbia Moussa Fakoly alias Tiken Jah, est un chanteur de reggae. Né à Odiéné (Côte d’Ivoire) en 1968, il est un panafricaniste qui, à travers sa musique engagée, plaide pour la cause de l’Afrique, plus précisément l’unité du continent. En tant que révolutionnaire, l’auteur d’‘’African Revolution’’, ‘’Quitte le pouvoir’’, ‘’Le dernier appel’’, entre autres tubes, a aussi toujours milité pour l’éveil des consciences. Au Sénégal, dans le cadre du Dakar reggae festival, il s’est entretenu avec la presse dont ‘’EnQuête’’. Il s’est prononcé sur différents sujets dont sa relation avec le Sénégal, le troisième mandat, la Covid-19, l’Union africaine, le réchauffement climatique.
Vous chantez souvent le Sénégal. Quel est le rapport que vous avez avec ce pays ?
C’est l’amour pour un pays africain. Moi, je suis un panafricaniste convaincu et je considère que le Sénégal est aussi mon pays. Je suis sénégalais, ivoirien, burkinabé, malien, bref, je suis africain. Je suis heureux d’être là. Je sais que j’ai beaucoup de fans dans ce pays et je le dis modestement. À l’époque, lorsque j’ai été interdit de séjour ici, les Sénégalais réveillés, les Sénégalais africains, n’étaient pas contents. Il n’y avait pas les réseaux sociaux. Mais sinon, on allait voir les réactions en live. Je sais que cela a fait l’actualité ici. Il y a eu même des émissions en wolof pour dénoncer cet acte. C’était en 2010. Revenir ici pour jouer est une joie pour moi. Comme je l’ai déjà dit, ce sera un concert historique.
Le chef de l’État du Sénégal, Macky Sall, est le nouveau président de l’Union africaine (UA). Qu’attendez-vous de lui ?
J’attends qu’il fasse en sorte que les Africains se rapprochent. Qu’il encourage l’intégration. Mais surtout, que tout le peuple africain se sente bien dans cette union. Quand le Mali a mal à la tête, que le Sénégal, l’Éthiopie et tous les pays se sentent concernés. On est tellement loin de cette ambition ! On les voit, à partir de la télé, se réunir en Éthiopie. Mais en vérité, nous sommes loin de l’UA. Le Sénégal seul, en face de la Russie, est tout petit. La Côte d’Ivoire seule, en face de la Chine ou des États-Unis ou encore de l’Union européenne, est très petite. D’ailleurs, les Européens ont créé leur union parce que, face aux États-Unis, par exemple, la France n’est rien. Aucun pays africain ne pourra gagner tout seul. C’est ensemble que nous allons gagner tous les combats : politiques, économiques…
J’espère que pendant son mandat, le président Macky Sall va s’atteler à approfondir le rapport entre les peuples africains et cette institution.
N’est-ce pas utopique ce que vous dites là ? Vous pensez réellement que c’est possible, vu le choc des ambitions ?
Oui, je suis optimiste. Même si je sais que ça va être difficile. Difficile, pour notre génération, de sortir l’Afrique de cette situation. Mais je pense que nous avançons doucement. Quand vous regardez l’histoire des États-Unis, de la France… les choses ne sont pas venues d’un coup. Il a fallu du temps. Des gens se sont battus permanemment. Et ceux-là qui ont été au combat pour la cause de leur pays, n’ont souvent pas assisté au résultat. Ils sont morts et ce sont leurs descendances qui en ont bénéficié. C’est le cas du combat contre l’esclavage, contre la colonisation…
Donc, le plus important, c’est de ne pas abandonner, ne pas baisser les bras. Avec les richesses que nous avons, nous pouvons faire énormément de choses, étant bien sûr unis.
Vous insistez sur les richesses de l’Afrique…
Ce n’est pas normal que l’Afrique soit dans cette situation. Continent très riche, populations très pauvres. C’est un paradoxe. C’est parce que tout simplement, nous sommes divisés. Rien que le soleil, c’est une richesse inestimable. Quand les Blancs ont le soleil comme nous, ils sont tellement heureux ! Et nous, nous l’avons tous les jours. Sans les matières premières de l’Afrique, le monde ne va pas bouger. Il y a des appareils qui ne pourront pas fonctionner. Beaucoup de matières premières font que les pays dits développés fonctionnent. Nous devons absolument atteindre la création des États-Unis d’Afrique, sinon on n’est rien. Les gens vont continuer à piller nos richesses, à nous manipuler.
On constate que les présidents africains veulent toujours durer au pouvoir. Qu’en pensez-vous ?
Effectivement, c’est devenu un problème, ce troisième mandat. Ça fait beaucoup de morts. La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a des soucis avec certains pays. Par rapport à cette histoire, elle ne réagit pas à temps, l’Union africaine non plus. Et après, il y a des victimes. Je pense qu’il faut anticiper, qu’on se mette ensemble. Artistes engagés, mouvements de la société civile, tous doivent s’unir pour aller rencontrer le président de la CEDEAO. Lui dire de revoir la constitution de cette organisation, s’il y en a, afin que les mandats présidentiels soient limités à deux. C’est l’une des solutions. En parler aussi au président de l’UA. Que les dirigeants sachent que les jeunes d’aujourd’hui sont hostiles au troisième mandat. Il faut arrêter. Déjà, au Sénégal, il y a eu beaucoup de bruit. Mais pour cette mobilisation, il faut des moyens. Que chacun mette un peu pour payer un billet d’avion. Même si tous les mouvements ne viennent pas, qu’il y ait un représentant pour chacun d’eux.
Pourtant, il y a beaucoup de mouvements d’activistes en Afrique. Qu’est-ce qui bloque encore ?
Ce n’est pas facile d’être activiste en Afrique. Les gens veulent qu’ils aillent au combat. Mais à un moment, il faut savoir qu’ils ont des familles, des enfants… Ce n’est pas évident. Vous savez, le mouvement Black Lives Matter a des millions de dollars. Les gens cotisent pour que les combattants gardent leur liberté. Malheureusement, en Afrique, c’est compliqué. On ne fait rien pour soutenir ceux qui sont au front. C’est pourquoi, même si on fait le garçon, la réalité finit par nous rattraper parce que les attentes sont nombreuses. La famille, les enfants qui doivent aller à l’école... Mais sinon, on sait que les activistes africains sont très courageux. On voit ce que Y en marre fait au Sénégal, Filimbi au Congo, le Balai citoyen au Burkina Faso. On sait que si Blaise Compaoré est chassé du pouvoir, c’est grâce aux activistes. Les gens sont prêts, mais ils sont des humains aussi. S’il y avait une petite cotisation de 100 F ou 500 F CFA, en tout cas une caisse pour ces mouvements qui sont au front, afin de les nourrir, ça peut être bien. Un soldat qui a faim ne peut pas se battre. Ce sont des pères de famille, des gens qui ont des responsabilités…
Et le rôle des populations ?
Notre gros problème, c’est la division dans nos pays. En réalité, c’est le peuple qui a le pouvoir. Ils sont combien, les dirigeants ? Quand vous regardez un pays comme le Sénégal, ceux qui sont au pouvoir ne dépassent pas cinq cents. Et puis ce sont des millions de personnes qui suivent. C’est le cas pour tous les pays africains. Malgré tout, ce groupe restreint de dirigeants fait ce qu’il veut. C’est parce que les millions de personnes sont divisées. Si elles se mettent ensemble, alors les cinq cents personnes vont se redresser ; ça c’est sûr. Je pense que le peuple africain ne sait pas que le pouvoir lui appartient. Mais en étant uni, bien entendu. Parce que quand il est divisé, il est manipulable. On peut l’utiliser, faire tout avec lui. Même en Occident, les gens sont en difficulté. Mais en France, par exemple, si vous touchez à la santé, à l’emploi, à la retraite, en tout cas à tout ce qui concerne tout le monde, les gens oublient les partis politiques pour se mettre ensemble, dans le seul but de faire face. C’est ce qui nous manque en Afrique.
La Covid-19 a bouleversé le monde et notamment notre continent. En tant que leader d’opinion, quel message lancez-vous aux Africains ?
D’abord, je pense que c’est une affaire de tous. Il faut continuer à sensibiliser et surtout à former des médecins. Il faut même essayer de créer des vaccins. L’Afrique doit faire parler d’elle à travers des actions qui puissent aider le monde entier à combattre cette pandémie. Je pense que c’est comme ça. Un jour, ça va finir, parce que dans le passé, il y a eu des pandémies qui ont pris fin après.
Toutefois, si l’Afrique contribue à stopper cette maladie, ce sera un grand nom pour nous, un grand pas pour tout le continent. Mais pour le moment, la sensibilisation est importante. Il faut continuer à porter les masques. La protection peut beaucoup aider, parce que se protéger, c’est protéger les autres.
On parle de Covid-19 et on sait que le réchauffement climatique serait l’une des causes de maladies, avec l’émancipation de certains virus. Que pensez-vous de la dégradation de l’environnement ?
Vous savez, j’ai sorti un album en 2019 qui s’appelle ‘’Le monde est chaud’’. Et j’ai évidemment parlé de ce sujet qui est très important. En vérité, la planète nous parle tous les jours. Par exemple, vous êtes à Dakar et vous êtes surpris par une pluie, au mois de décembre. Et pourtant, ce n’est pas une période où il pleut, normalement. En France, au Canada et autre, la neige arrive au moment où personne ne s’y attend. Cela suffit pour s’apercevoir que la planète est perturbée par nos comportements. C’est pourquoi la sensibilisation est encore indispensable. Il faut que les gens prennent conscience de ça. Vous avez vu que des pasteurs et d’autres gens parler de la fin du monde, que Dieu va renverser la planète. Mais je pense que nous sommes déjà en train de provoquer des choses qui risquent de mettre fin à la vie. La mer pourrait se fâcher et venir nous envahir. C’est trop fort ce que je dis. Mais si on ne fait pas attention, la planète va s’énerver.
Que faire alors, face à cette menace ?
Je pense que c’est une affaire de tous aussi. Les artistes doivent continuer à chanter. Dans ‘’Le monde est chaud’’, il y a deux titres qui sont consacrés à ce problème écologique. Il y a aussi un autre problème qui perturbe l’environnement. L’histoire des sachets plastiques. Je pense que nos gouvernements en Afrique doivent faire des décrets pour interdire complètement ces déchets. Tout ça montre que la planète est en danger. Il est aussi important d’utiliser les télévisions, les réseaux sociaux, pour sensibiliser.
El hadji Fodé Sarr (Stagiaire)