Publié le 18 Jul 2020 - 14:36
TRAFIC

Antiquités d'origine non contrôlée

 

Mardi, l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels a interpellé à Paris cinq personnalités du monde de l’art et de l’archéologie, soupçonnées d’avoir pris part à un vaste trafic d’antiquités provenant de pays instables ou en guerre au Moyen-Orient. Une pratique répandue et difficile à juguler.

 

Le 23 juin 2020, date à inscrire dans les annales de la lutte contre le trafic illégal d’antiquités ? Alors que Facebook annonçait en grande pompe l’interdiction de la vente, l’achat ou l’échange d’antiquités sur son réseau (pas une mince affaire, vu que des chercheurs et archéologues avaient identifié environ 200 groupes dédiés aux quelque 2 millions de membres), RTL révélait en France le coup de filet spectaculaire de l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels (OCBC) : l’interpellation de cinq figures du monde de l’art et l’archéologie soupçonnées d’avoir participé à un trafic d’antiquités provenant de pays instables politiquement ou en guerre, tels l’Egypte, la Libye, la Syrie ou le Yémen.

Le président de la maison de vente Pierre Bergé & associés, un expert en archéologie méditerranéenne, une ex-conservatrice du musée du Louvre, un galeriste réputé et un marchand d’art ont ainsi été placés en garde à vue mardi et mercredi. Des centaines d’antiquités vendues notamment par la maison Pierre Bergé auraient été pillées au Proche et au Moyen-Orient et leur provenance réelle maquillée afin qu’elles puissent être revendues en France via la maison de vente ; le trafic aurait généré plusieurs dizaines de millions d’euros.

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L’enquête, confiée à l’OCBC et à l’Office central pour la répression de la grande délinquance financière, a débuté en juillet 2018, et une information judiciaire a été ouverte en février par la Juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco). De source judiciaire, les gardes à vue pourraient durer jusqu’à 96 heures et se prolonger jusqu’à vendredi matin avant d’éventuelles mises en examen ; l’avocat d’une des parties s’est naturellement plaint de la violation du secret de l’instruction.

Sarcophage

Si l’affaire a fait grand bruit, notamment en raison du calibre des personnalités impliquées, dire qu’elle a surpris serait une exagération. Un contexte général favorable aux restitutions a sans doute joué dans la multiplication d’affaires récentes, notamment une saisie effectuée en janvier à la foire bruxelloise Brafa. Mais c’est aussi que les pillages d’antiquités provenant du Moyen-Orient, s’ils sont hélas centenaires, se sont eux aussi accélérés depuis la deuxième guerre d’Irak de 2003 et surtout le début des printemps arabes en 2011. A tel point qu’en 2015, au moment où l’Etat islamique faisait main basse sur Palmyre, l’ONU a adopté une résolution interdisant le commerce des biens enlevés illégalement d’Irak et de Syrie. «Avant, quand l’OCBC ou les douanes m’apportaient des objets à expertiser, leur première question était : "Est-ce qu’ils sont authentiques ?" explique Vincent Michel, professeur en archéologie orientale à l’université de Poitiers, et expert pour l’OCBC et l’Organisation mondiale des douanes. Depuis 2011, ce qu’on me demande en premier c’est : "Est-ce qu’ils sont volés ?"» La quantité du trafic serait telle qu’il va falloir, selon un bon connaisseur des circuits de trafics illégaux, «des décennies pour apurer le marché. Et les marchands ne pourront pas dire qu’ils ne savaient pas, cela fait des années qu’on leur explique qu’il faut faire attention aux provenances».

De fait, on pourrait juger par exemple que la maison Pierre Bergé & associés a été, au mieux, négligente, en commissionnant l’expert Christophe Kunicki, l’un des cinq gardés à vue, avec qui elle travaillait régulièrement, pour sa vente archéologique de novembre 2019, alors que neuf mois auparavant, le New York Times révélait que le même Kunicki avait vendu au Metropolitan Museum de New York un sarcophage pillé pour 3,5 millions d’euros. Lequel sarcophage avait ensuite dû être rendu à l’Egypte en grande pompe par le musée…

«Blanchir un objet»

La collaboration de Kunicki avec la maison Pierre Bergé remonte au moins au mois de mars 2008, date à laquelle on retrouve son nom comme expert dans un catalogue de vente, et selon l’Association for Research into Crimes Against Art (Arca), le nom de Christophe Kunicki est lié à l’acquisition de deux autres pièces majeures par le Metropolitan Museum après 2011 : la stèle chapelle de Kémes (1750-1720 avant J.-C.) en 2014 et un panneau d’une femme datant du règne de Néron et provenant d’Egypte en 2013. Les deux à des ventes Pierre Bergé dont Christophe Kunicki était l’expert. Le Metropolitan Museum, la maison Pierre Bergé et Christophe Kunicki n’ont pas répondu à nos sollicitations.

Sur son blog, l’Arca expose en détail les questions qu’elle se pose sur l’origine de ces pièces. «Leur provenance est extrêmement trouble, juge la directrice générale de l’association, Lynda Albertson. C’est étrange, car depuis une dizaine d’années, des institutions comme le Met et le musée Getty de Los Angeles font quand même très attention. Dans le cas du sarcophage, dont les certifications étaient loin d’être correctes, je crois que le musée était plus intéressé par l’idée de monter une grande expo autour d’une pièce spectaculaire que d’interroger la véracité de ce qu’on lui avançait. Mais c’est la preuve que les musées ont besoin de formations, et d’avoir des chercheurs dédiés au domaine de la provenance, ce qui n’est pas encore le cas.»

De fait, la traçabilité est l’enjeu majeur dans de telles affaires : une majorité des objets trafiqués ayant été volés non pas dans un musée, une collection ou des réserves, mais lors de pillages sauvages sur les sites, ils ne sont pas répertoriés, et le pays source ne peut se prévaloir d’un préjudice. «Le trafiquant va dès lors brouiller les pistes, effacer les traces et créer une fausse histoire, par exemple qu’il vient d’une collection constituée avant 1970 [date de la convention de l’Unesco visant à interdire l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicite des biens culturels, ndlr], détaille Vincent Michel. Il peut aussi blanchir un objet en le plaçant chez un collectionneur respectable, ou en le revendant fréquemment.»

«Que faire de plus ?»

«Il est extrêmement difficile de stopper le commerce illicite, d’autant que la falsification de documents est désormais très sophistiquée, juge l’historien britannique Jack Ogden, qui avait été sollicité par Christophe Kunicki pour expertiser les bijoux de la collection Carl Kempe vendue chez Pierre Bergé. Je ne suis pas sûr que les marchands, les collectionneurs et les conservateurs s’en rendent compte. J’ai inventé ma propre règle pour détecter les documents falsifiés, qui s’avère opérante dans 80 % des cas : toujours partir du principe que ce sont des faux.» Comme une forme d’écho à une autre grande règle du marché : quand c’est trop beau pour être vrai, c’est sans doute que c’est faux. Mais ce marché est justement devenu tellement inondé de liquidités que la tentation est parfois trop forte. «Avec les sommes monstrueuses qui arrivent dans le marché de l’art, et d’autant plus que les paradis fiscaux n’offrent plus aucune sécurité, s’est créé un immense jeu de dupes sur fond de spéculation et de blanchiment d’argent», décrypte un autre observateur du milieu.

Pour l’avocat belge réputé «antirestitution» Yves-Bernard Debie, spécialisé en droit du commerce de l’art et des biens culturels, qui représente un des gardés à vue, les marchands font bien le nécessaire, mais restent limités dans leur champ d’action. «Les diligences sont faites par les galeries ! s’emporte-t-il. On leur propose un objet, on leur montre parfois un passeport, la galerie vérifie sur la base de données Art Loss Register qu’il n’est pas volé, mais que faire de plus ? Aller en Egypte vérifier tous les temples ?» L’avocat estime par ailleurs que derrière ce genre d’histoires très médiatisées, «le but de certains, c’est qu’à terme, ce commerce n’existe plus».

Elisabeth Franck-Dumas

 

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