Publié le 25 Nov 2019 - 21:58
TRAFICS ET ARRANGEMENTS EN TOUT GENRE

Laxisme de haut vol sénégalais 

 

Les révélations des derniers faits d’actualité et leur traitement différencié pousse l’opinion à croire à un traitement préférentiel dans l’administration de la justice. Ces derniers jours, sociologues, politiques, politologues, experts de la sécurité, membres de la société civile ont tenu à dénoncer cette chienlit qui délite dangereusement les fondements institutionnels de ce pays.

 

Il y a à peu près plus d’un mois, en octobre, le politologue Yoro Dia dénonçait ‘‘un privilège de juridiction’’ dans une chronique dénommée ‘‘Une justice pour les politiques’’. Observateur averti de la scène politique sénégalaise, le principe de sa chronique était que la judiciarisation des conflits politiques sapait sérieusement la confiance des Sénégalais en la Justice et ouvrirait une ‘‘zone de non-droit’’ pour les politiciens. Si on exclut l’affaire Khalifa Sall qui a motivé ce haro de M. Dia sur la justice sénégalaise, il est intéressant de remarquer que la célérité de traitement, les conditions d’interpellation ou de détention, les verdicts, souvent en décalage d’avec des éléments à charge et ou à décharge, varient selon la tête du client.

Pour parler du cas le plus récent, le député Seydina Fall Bougazelli appartenant à la majorité parlementaire Benno Bokk Yaakaar (Bby) et militant politique actif à Guédiawaye a nargué les enquêteurs de la Section de recherches de la Gendarmerie de Colobane ? avec une ‘‘cavale’’ de cinq jours. Interpellé le jeudi 14 novembre 2019 pour une histoire de trafic de faux billets il a étonnamment été relâché ? malgré la flagrance du délit, qui a pourtant rendu inopérante son immunité parlementaire, et devait revenir le lendemain. Il ne se présenta que cinq jours plus tard, mardi 19 novembre. Une garde à vue lui a été notifiée le jour suivant.

Les critiques pleuvent sur la section ‘‘Recherches’’ de la gendarmerie pour sa clémence, alors que toutes les autres personnes citées dans cette affaire sont à garde à vue, mais surtout sur un parquet dakarois dont la passivité n’est pas étrangère à ces largesses envers M. Fall. ‘‘Je pense que les hauts gradés de cette institution doivent réagir pour sauver la gendarmerie. Il n’est pas acceptable qu’une personne soit indexée dans une affaire aussi grave et qu’on le laisse se pavaner comme il veut, parler aux médias comme si de rien n’était... Il faudrait qu’on soit sérieux dans ce pays. La gendarmerie, le procureur et le ministre de la Justice doivent des informations aux Sénégalais’’, déclare le coordonnateur du Forum civil Birahime Seck mercredi 21 novembre, au sortir d’une conférence sur les flux financiers illicites.

La tendance du parquet à se taire quand il doit parler ou à ne communiquer que sur les grands dossiers impliquant des proches ou des adversaires du Palais (Khalifa Sall, Fatoumata Makhtar Ndiaye, Mariama Sagna, Aida Diongue, affaire Pétro-Tim) suscite quelques questionnements. Les plus téméraires, comme le Msu France, n’hésitent pas à se demander si M. Guèye est ‘‘procureur de la République ou procureur de l’Apr’’, suite à sa contestation mémorable d’une décision de relaxe rendue par la 3e chambre correctionnelle favorable à Aïda Ndiongue et Cie, poursuivis pour faux, usage de faux et escroquerie. Le magistrat n’y était pas du dos de la cuillère et avait incendié le jugement. ‘‘Une décision de relaxe nous semble manifestement illégale et même troublante’’, s’était-il alors offusqué dans un communiqué rendu public en mai 2015.

Le maître des poursuites venait alors de subir un cinglant revers après son point de presse inaugural du vendredi 19 janvier 2014, où il avait littéralement livré Aïda Diongue à l’opinion, dans le cadre de la Traque des biens mal acquis. D’après lui, l’ancienne sénatrice libérale a amassé 47 milliards 675 millions de francs Cfa qui ont été découverts dans des comptes bancaires à la Cbao. Quant au ministre de la Justice, de qui dépend le parquet, il s’était empressé de sanctifier, aux premières heures de la révélation du scandale à 10 milliards de la Bbc, le mis en cause. ‘‘Je ne pense pas qu’un musulman comme Aliou Sall, revenant d’un Oumra à la Mecque, puisse être impliqué dans ces histoires de corruption’’, avait-il déclaré le jour de la Korité.

Pour couronner le tout, la solution de règlement politique qui a annihilé des décisions de justice (Protocole de Doha, élargissement de Khalifa Sall) font douter, a posteriori, d’une main politicienne qui aurait pu téléguider ces affaires. Une méfiance telle que les quatre opposants à la Présidentielle 2019 ont rejeté les résultats provisoires du Conseil constitutionnel (et de la Cour suprême), après le scrutin du 24 février qui proclamât Macky Sall vainqueur.

Cheikhna Keita et Moustapha Cissé Lô démolissent le tabou qui enveloppe le trafic de la drogue

Le Sénégal est-il un pays de passe-droit pour les nantis et de brimades pour les modestes ? Le psychosociologue Ousmane Ndiaye met le pied dans le plat des autorités et affirme que ces soupçons sont parfaitement légitimes. ‘‘Les faits sont têtus. En l’espace de quelques semaines ou mois, on a assisté à beaucoup d’évènements qui ne peuvent pas ne pas provoquer de réflexions. Il est probable qu’elles visent le pouvoir, parce que tous les faits ne concernent pas le petit peuple, mais des gens tapis au sein du pouvoir’’, observe-t-il. Avant cette affaire de trafic de faux billets, l’actualité a été dominée par deux grosses annonces, parmi plusieurs, de saisies de drogue. Une pluie de poudre qu’il n’est pas incohérent de mettre en perspective avec les tonnes de cocaïne qui échouent sur la côte Atlantique dont une tonne a déjà été récupéré sur les plages de l’Ouest de la France.

Le procureur de la République de Rennes, Philippe Astruc, est sorti s’expliquer devant l’ampleur des saisies. L’hypothèse qu’il avance est celle du délestage. Les trafiquants pourraient s’être débarrassés de leur cargaison, ‘‘à la suite d’une tempête ou d’une avarie’’, explique le procureur français. Sauf qu’au Sénégal, le parquet n’a pas jugé utile de se prononcer, malgré l’envergure de ces affaires où la ‘‘came’’ n’est ni tombée du ciel, ni n’a échoué sur la côte dakaroise. C’est en juillet que la Douane a déclaré avoir saisi 1036 kg en 72 heures, en deux prises de 238 puis de 798 kg. Mais la presse fait état de 80 kilos qui ont disparu de la première prise de 238 Kg, après l’incinération. Sans plus d’explications. En novembre, ce fut au tour de la Marine nationale d’annoncer 1260 Kg de drogue saisie, avant que le chiffre ne soit considérablement revu à la baisse (700 Kg), escamotant une quantité de 500 Kg, selon le journal ‘‘La Tribune’’.

Le Sénégal plaque tournante de la cocaïne, même avant cette offensive des narco sud-américains sur la façade Atlantique ? La réponse est sans appel venant d’un ancien commissaire, Cheikhna Keita, ayant présidé aux destinées de l’Ocrtis (Ndlr : Docrtis), et radié de la police en 2013, après avoir révélé les mécanismes d’un trafic de drogue à grande échelle. ‘‘Toutes les dénominations de zone de consommation, de plaque tournante, ou encore de zone de transit correspondent au Sénégal. Une plaque tournante est une zone à partir de laquelle le trafic international s’organise. En l’état actuel des choses, ceux qui affirment que le Sénégal est devenu une plaque tournante de la drogue ne peuvent pas être démentis. Parce que les faits sont têtus’’, affirme-t-il dans L’Observateur lundi dernier.

Le plus gros pavé dans la mare demeure toutefois la sortie accablante de Moustapha Cissé Lô qui a allégué, en septembre, avec force insistance, dans un talk-show de la Dtv, que la drogue et les autres produits proscrits, comme le chanvre indien, étaient une vraie économie parallèle dans ce pays et que seuls les lampistes et second couteaux sont punis, alors que les ceux qui inondent le marché sont des hautes personnalités bien placées dans les hautes sphères de décision. ‘‘Elles seules peuvent l’introduire dans ce pays et se sentent protégées. Je le dis et je le répète’’, a-t-il martelé devant le journaliste Modou Mbacké. Le président de la commission de la Cedeao est même allé plus loin, en ‘‘défiant’’ directement le procureur de la République, l’invitant à s’autosaisir et ne pas tenir compte de son immunité parlementaire. Une déclaration incendiaire qui n’a pourtant pas réussi à activer le levier judiciaire.

L’armée pas épargnée 

Le satisfecit du Dg du Groupe intergouvernemental d’action contre le blanchiment d’argent en Afrique de l’Ouest (Giaba), Kimelabalou Aba, le weekend dernier, sur ces saisies sonne plus comme un cache-misère. Certains suspects, de nationalité étrangère, impliqués dans le trafic international de drogue saisie par la Douane en juillet, ont discrètement, et inexplicablement, rejoint leur pays. ‘‘Ceux qui ont été libérés, deux Allemands et bientôt deux Italiens, l’ont été provisoirement. Quatre Sénégalais ont aussi été libérés. La libération conditionnelle se décide par le juge, en fonction de l’avancée des dossiers (...) Quand il estime qu’effectivement, dans tel dossier, telle partie a été entendue au fond et que son maintien en détention préventive n’est plus nécessaire, il ordonne sa libération. Donc, je vous confirme que les Sénégalais ont été libérés, provisoirement’’, a précisé samedi dernier le ministre de la Justice Amadou Sall en marge de la rencontre avec le Giaba à Mbour à la 21e réunion du comité ministériel des pays membres.

Seulement en voulant entretenir vaille que vaille de la liberté provisoire des Sénégalais, le garde des Sceaux a omis, délibérément ou non, de mentionner que les deux suspects allemands dont il est question ont profité de leur liberté provisoire pour lever le camp, charriant un lot de questions. La procédure judiciaire est-elle écoulée ? Leurs passeports n’ont-ils pas été confisqués ?

Un laxisme qui est en train d’atteindre la très révérée Grande muette. Dans l’imaginaire sénégalais, la discipline militaire est le dernier rempart contre l’indiscipline ou l’incivisme. Que n’entend-on les gens dire qu’on devrait confier tel ou tel poste aux militaires pour plus de rigueur dans la tenue, après un constat d’échec émanant d’une gestion ‘‘civile’’ un peu lâche. Mais le livre du Colonel Ndao, ‘‘Pour l’honneur de la gendarmerie’’ avait déjà fini d’attenter à la respectabilité sans faille de la maréchaussée d’abord, dépendant de l’armée, et révélait clairement que les excroissances de ce laxisme ambulant n’épargnent personne.

Quant à l’armée elle-même, les récentes saisies de 3900 à 4500 cartouches de Kalachnikov, faites dans le plus grand des hasards, dans la nuit du 25 au 26 octobre 2019 à Pire (Thiès) dans une Mercedes, ternit l’image de l’institution qui présente encore de la crédibilité aux yeux des Sénégalais. D’autant que ces munitions ont été subtilisées dans ce qui est censé être l’endroit le plus sanctuarisé de ce pays : la caserne de la base militaire de Ouakam.  La communication, naturellement, se fait très modeste, inexistante en réalité, dans cette affaire qui implique un jeune soldat de l’Armée actuellement en cavale en Mauritanie. ‘‘il ne s’agit que de déclarations tenues par une personne non habilitée’’, a déclaré le chef de la Division des Relations publiques de l’armée (Dirpa), le colonel Abdou Ndiaye, quand le nom du soldat a été lâché dans la presse. Là encore deux lampistes, les convoyeurs de la ‘‘cargaison’’, sont à l’arrêt. Le procureur a ouvert une enquête mardi 5 novembre.

Ousmane Ndiaye, psychosociologue : ‘‘Tous ces facteurs poussent l’opinion sénégalaise à se défier des autorités politico-administratives’’

Les pouvoirs publics ont-ils compris que l’affaire actuelle de faux-monnayage peut être la goutte d’eau qui peut faire déborder le vase ? Que la flagrance du délit est une pilule trop grosse pour que l’opinion l’avale sans moufter ? Le député impliqué, Boughazelli, a été placé en garde à vue mercredi, après avoir été ‘‘déposé’’ sa démission de l’Assemblée nationale la veille. Le psychosociologue Ousmane Ndiaye estime que l’inaction qui suit ces révélations n’est qu’apparente et que l’opinion rumine sa frustration en sourdine. ‘‘Tous ces facteurs poussent l’opinion sénégalaise à se défier des autorités politico-administratives qui gèrent notre pays. Si jusqu’ici, seuls quelques partis et groupes appellent à des rassemblements publics, il ne faudrait pas pour autant croire que l’immense majorité des Sénégalais ne ressent ou n’a aucun avis sur ces questions. La prise de conscience de tous ces phénomènes, déplorables au demeurant, est largement partagée. Même si les appels à manifester ne sont pas massivement suivis, cela ne veut pas dire que le peuple est content ; qu’il ne s’intéresse pas aux mots d’ordre qui l’appellent à bouger’’, a-t-il expliqué au téléphone d’EnQuête.

La succession de toutes ces affaires et d’autres révélations qui leur sont antérieures vont se sédimenter au désavantage des décideurs. ‘‘Une prise de conscience d’un phénomène condamnable n’entraine pas immédiatement une réaction de protestation, voire une réaction organisée ou violente. Il semble qu’il y ait une sorte de mûrissement de la situation plutôt que de pourrissement. L’action des masses populaires peut découler de facteurs déclenchants inattendus. Ce qui a été le cas en Tunisie où Bouazizi s’était immolé. Au Liban c’est l’augmentation du coût de WhatsApp, et au Soudan, ç’a été l’augmentation du prix du pain’’.

Ainsi, le psychosociologue ne se hasarde pas dans une hypothèse et invite les autorités à vite corriger le tir. ‘‘Pour le Sénégal ce facteur n’est pas identifié. Mais ça pourrait survenir d’un évènement banal ou inattendu. Ce serait une erreur de croire que le peuple sénégalais est définitivement amorphe, soumis à n’importe quelle condition socio-économique ou politique. Il serait plus prudent de la part du pouvoir de mener une politique patriotique populaire qui recherche la satisfaction des besoins économiques, sociaux et culturels’’, a expliqué M. Ndiaye.

OUSMANE LAYE DIOP

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