Elles l’ont bien cherché !
Ce sont des choses que l’on ne dit pas ; pas de cette façon-là...La tiède bienséance, l’ennuyeuse pudeur, la tenue, la retenue, les civilités et le poids du silence coupable voudraient que…Points de suspension !
Parler de viol ?! Chut ! Personne, je dis bien personne, ne se fait violer dans ce pays. A moins que…A moins que vous ne correspondiez à l’une ou l’autre de ces cases-là (veuillez cocher au fur et à mesure, sait-on jamais) : la petite allumeuse enflammée qui «change d’avis», comme ils disent, la sainte nitouche, la petite dame pas frileuse et ses 50 centimètres de jupe, l’insignifiant morceau d’étoffe qui fait dans la dentelle, la jeune femme qui n’a absolument pas froid aux yeux, l’autre-là et sa bouche trop pulpeuse, la «fausse» gamine aux mensurations mensongères, mineure «sur le papier», l’éternelle fêtarde dévergondée, la décomplexée qui sort le soir, la pas farouche qui ne couche (admirez la rime) que pour le plaisir, celle qui n’a même pas la décence de s’inventer de fausses excuses, l’étourdie de service qui ne sait plus très bien ce qu’elle a fait de son « hymen », pièce maîtresse de la carrosserie dit-on (ceci n’est pas une blague), perdue au front, il était une…première fois, l’autre-là, et sa tripotée de braillards sans père…Veuillez donc pardonner mon côté « vieille fouineuse de quartier », on ne se refait pas ! Si vous avez coché ici ou là, même avec le petit crayon invisible qui va et vient dans votre boîte crânienne, ne cherchez plus : vous êtes « violable ». Brrr…Et si cela peut vous rassurer ou vous consoler, mon ordinateur (une vieille machine pour tout vous dire) vient de me le souligner en rouge !
Et puis, et puis…Vous avez les gentilles petites filles, sages comme des images, vous voyez bien, celles qui ne sifflent pas, ne jurent pas, ne crachotent pas, celles qui ont encore la bave disciplinée, ne fument pas comme de vieilles guimbardes époumonées, les jeunes filles de bonne famille, toujours fourrées dans les pagnes en wax défraîchi de maman, souvenirs délavés d’un baptême des années 90, les timides qui vous fuient du regard, ces drôles d’oiseaux que l’on apprivoise, ou pas, les casanières, celles qui s’habillent comme elles se camouflent, les bouquineuses à lunettes, les discrètes passe-partout et les pas coquettes, les marginales, les rêveuses et les fragiles en porcelaine, les voilées transparentes, les délicates qui parlent la langue des murmures, les élégantes, les raffinées, un précis de «bonnes manières» à elles toutes seules, les distantes, les coincées, les pas branchées et leur petit côté vintage, les garçons manqués et leurs vieilles baskets usées, les pas sexy…Vous avez dit inviolables ?
Chez nous (vous), chez moi, que vous soyez rondes comme deux cercles ou taillées comme un compas (réminiscences infidèles de mes leçons de géométrie), attendez-vous à ce que l’on que vous mette «en boîte», en pièces détachées : votre propre mère ne vous reconnaîtrait pas. Vous êtes victime de viol ? La société (la formule est juste assez vague pour dédouaner le troupeau) a tout prévu : des casiers préfabriqués où vous passerez allègrement de victime à coupable.
Vous avez dit victime de viol ? Inspirez, expirez, car vous aurez droit à la voix de la morale, grave et sentencieuse: «Une jeune fille comme il faut ne rend pas visite à un jeune homme, qui plus est à cette heure-là. Ce n’est pas très convenable.» Ou alors, à celle du spécialiste de la mécanique des corps, option évolution des espèces. Parole d’expert : «Il n’y a plus vraiment de mineures, vous savez, pas avec ces morceaux de chair voyons!» Si vous êtes la veinarde du jour, vous aurez même droit au discours de la «sexologue» de fin de semaine, qui vous expliquera, un approximatif schéma du corps féminin dans sa petite tête, que les petites jeunes filles d’aujourd’hui n’ont pas grand-chose à envier à la plus expérimentée des femmes libérées…délivrées (euh, l’on s’égare…)
A propos…Si vous (les « oisifs errants » et les autres) avez suivi, de près, de loin, ou de…bla-bla, l’affaire Dieyna Baldé, vous avez plus ou moins compris qu’un monsieur poivre-sel, ça a le charisme d’un morceau de pâte à modeler et la fragilité d’un roseau au vent ; que ça ne sait pas se tenir ; qu’il n’y est pour rien ; qu’un «monsieur» comme «lui», c’est une pauvre créature érectile ; qu’une gamine de 15-16-17 ans, ça mord comme un serpent venimeux ; que c’est «féroce» à cet âge-là ; qu’elle l’a bien cherché ; qu’un homme comme «Diop Iseg » ne peut pas l’avoir «détournée» (tout de suite les grands mots n’est-ce pas); que cette histoire de «consentement du mineur», c’est de la littérature importée pour hystériques tropicales désœuvrées. Quand je pense que l’on s’est empourpré pour la «déclaration d’amour» de la gamine à l’époque : «On n’est pas sérieux quand on a 17 ans»!
Il y a quelque chose de pervers, de vicieux, dans cette façon que nous avons de culpabiliser nos victimes du système : trop ronde, trop jolie, trop mature, trop pulpeuse, trop séductrice, trop libre, trop dénudée, trop peu couverte, trop spontanée, trop intense, trop femme, trop offerte, trop ouverte, pas assez ceci, pas assez cela…Sans parler de cette «diabolisation du corps», du corps féminin, qui a fini par créer des «monstres» qui s’embraseraient pour trois fois rien. Du désir au rabais ? Allez, une mèche…de cheveu, un bout de chair ou de cheville, c’est du matériel inflammable tout cela. Attention…chaud devant !
Il faut dire que les sociétés comme les nôtres savent y faire : elles dédouanent leurs mâles, qui n’y sont évidemment jamais pour rien. Quand on en arrive à ce que de vulgaires prédateurs suscitent à la fois l’indulgence et l’empathie populaires, il y a lieu de s’inquiéter. Pour ce qui est des arguments de la défense, inutile d’aller chercher trop loin. N’en faites pas trop je vous prie : ni original, ni recherché. Contentez-vous de répéter, avec l’air d’y croire -l’intime conviction que cela s’appelle- que la chair est faible ; un moment d’égarement ; une malencontreuse erreur ; que cela ne lui ressemble pas, le pauvre ; que c’est un père de famille respectable. Certains d’entre eux sont évidemment au-dessus de tout soupçon : l’époux épanoui de la plus belle fille de son quartier, années 80, qui a de beaux restes soit dit en passant, le polygame comblé qui n’a que l’embarras du choix, le rat d’église, sacristain de père en fils et par dévotion, le barbu bicolore qui n’a d’yeux que pour les graines de son chapelet, le gentil tonton et sa tronche de kilifeu ndeysaan, le généreux bienfaiteur de l’ASC, qui a horreur des louanges en public (son humilité le perdra), l’honorable grand-père du bout de la rue, qui tient à peine sur ses deux jambes, le très chic bonhomme en costume-cravate, dont le parfum hors de prix masque la puanteur…
Et si cela ne marchait toujours pas, sortez votre joker (à n’utiliser que si vous vous retrouvez vraiment dans une impasse) et faites donc comme Songué Diouf, vous voyez bien, notre Socrate national…Que ferions-nous sans lui franchement ?! On lui doit, pas «L’Apologie de Socrate», non non…Lui, ce serait plutôt «L’Apologie du viol». Morceaux choisis s’il vous plaît : «Ce sont elles qui nous violent, et c’est nous que l’on emprisonne. Même celles qui sont chez elles et qui ont des formes généreuses»…Les petites (jeunes) victimes du maître coranique de Ouakam (renié pour ne pas dire publiquement vomi comme une brebis galeuse par une partie de ses confrères) avaient évidemment des formes généreuses (vous ne le voyez pas mais je viens de lever les yeux au Ciel.)
Pendant que nous y sommes, que notre vénéré philosophe (je m’incline monsieur) aille donc aussi raconter tout cela aux gamins et gamines que l’on viole dans le silence complice et coupable de nos maisons, à coups de masla et de sutura. Mais chut, ce sont des choses que l’on ne dit pas !
A l’époque, là-bas du haut de sa chaire, notre Socrate national en a évidemment eu pour son grade. Propos imbuvables, inqualifiables, inacceptables, intolérables ? On appelle cela se faire houspiller…A l’époque toujours, Songué Diouf nous avait quand même fait l’insigne honneur de «repréciser sa pensée», comme on dit dans le jargon journaleux. A sa décharge, ndeysaan, «nous» n’avions pas tout compris à son discours philosophique. Songué Diouf, qui aurait pu «boire la ciguë» (c’est lui qui le dit), comme Socrate, voulait seulement bien faire. Des regrets ? Pas vraiment, si ce n’est celui d’avoir été mal interprété pour ne pas dire mal traduit, trahi. On reste sur la forme car dans le fond rien ne change.
Explication de texte : c’est-à-dire que lorsque Songué Diouf dit «Nous vous violons», en appuyant à dessein sur le «nous», c’est sa façon à lui de parler d’un peu tout le monde, de «toutes les composantes de la société», les obsédés, les maniaques, les psychopathes, les gens plus ou moins normaux, etc. Invoquant la morale, la culture et la religion, notre Socrate des tropiques, le ton paternaliste à souhait, s’empressera de rajouter que la femme, c’est sacré, et que les jupons sur pattes (Songué s’exprime quand même mieux que cela) devraient songer à s’habiller de façon décente, à ne pas en dévoiler plus qu’il n’en faudrait (allez donc savoir où se trouve la mesure), par respect pour elles-mêmes et pour ne pas réveiller les pulsions et mauvais penchants de nos désaxés nationaux.
Quand on y réfléchit, ce monde est bien aussi fou que Songué est bienveillant, lui l’autoproclamé «ami des femmes», qui dit avoir reçu énormément de messages de soutien, de la part des femmes elles-mêmes ; et ça, évidemment, ça lui donne tous les droits. Le droit de leur dire comment se vêtir pour ne pas dire comment jouer à cache-cache avec leur corps, le droit de penser à leur place, de faire comme si ces femelles chevelues n’avaient pas de cervelle, le droit de leur dire qu’elles n’ont peut-être pas compris ce qu’il voulait dire ou que ces vipères de rapporteuses ont (encore) fait n’importe quoi, le droit de leur dire d’aller à la source plutôt que de se contenter de on-dit malveillants, le droit de les renvoyer sournoisement au « divin », pour sans doute mieux les ferrer, les tenir ou les contenir, les ranger dans une case ou comment «contrôler le corps des femmes» ; le droit de pouvoir dire qu’il y a les unes, comme il y a les autres…
Iran Ndao, le très populaire prêcheur médiatique, n’a guère fait mieux. Son analyse, sa lecture de «l’affaire Bineta Camara» est des plus fines (c’est de l’ironie), et pour parler comme notre profiler de salon, en matière de viol, la victimologie est assez simple : il y a les vraies, les crédibles, celles qui se défendent, celles qui tiennent tête à « leur » bourreau, qui hurlent et se rebellent, celles qui vous défigurent un agresseur en moins d’une, une balafre contre l’amnésie en pleine tronche, celles que l’on retrouve avec des morceaux de peau sous les ongles, celles qui s’en vont «vierges» ad patres, braves et dignes, comme Bineta Camara…Paix à son âme.
Et puis...et puis il y a les autres, les vraies-fausses victimes, les pas décentes, les affabulatrices aux talents de romancière, les brodeuses, celles qui ont subi, peu fières et sans gêne, celles qui n’ont rien dit, les silencieuses, les hermétiques, les taiseuses, celles qui ont fait comme si, celles qui ne sortent du silence que «20 ans» plus tard…20 ans trop tard ?!
C’est un peu tout cela que l’on appelle «la culture du viol», ce discours culpabilisant pour la victime : sur son port vestimentaire trop suggestif, trop provocant, ses fréquentations plus ou moins inavouables, ses coins de rue mal éclairés, ses choix de vie pour ne pas dire sa « mauvaise vie », ses sorties, à des heures indues, son côté frivole, sa désinvolture, ses drôles de manières, son tour de hanches ou de poitrine, la couleur de son rouge à lèvres…Vous avez raison, c’est absurde !
Dans l’affaire Cheikh Yérim Seck contre «la fille du procureur» par exemple, l’on s’est empressé de reprocher à une jeune femme de son âge de s’être enfermée dans une chambre d’hôtel avec un tonton poivre-sel qui pourrait être son père ; ça s’appelle être «wow bët», autrement dit n’avoir pas froid aux yeux.
Dans l’affaire DSK (Dominique Strauss-Kahn) contre Nafissatou Diallo, qui travaillait comme femme de ménage dans l’hôtel où logeait alors le directeur général du Fonds monétaire international (FMI), l’on s’est amusé à dire que la plaignante n’était pas assez attirante, pas assez «jojo» (jolie) pour être «violable». Quoi qu’il se soit passé dans cette suite, c’est ce genre de discours qui entretient cette «culture du viol».
Le viol, ce n’est pourtant ni du désir, ni du sexe, pas de façon saine en tout cas, c’est de la violence, même subtile, et nos plateaux télé, tentacules de nos sociétés, de leurs conversations, de leurs théories virales à deux sous, et vice-versa, ont l’art de donner du crédit à nos délires collectifs…Avec d’autant plus de cachet que lorsqu’ils nous viennent d’une voix plus ou moins autorisée : celle d’un «philosophe» comme Songué Diouf ou celle d’un prêcheur médiatique comme Iran Ndao.
Récemment, Pape Cheikh Diallo, qui a apparemment fait de la boulette et du dérapage orchestré, ficelé ou faussement accidentel (ce serait incompréhensible autrement) son fonds de commerce, a encore eu…comment dire…la langue qui fourche. L’animateur a ainsi eu le toupet de faire remarquer, en présence de la toute jeune chanteuse Astar, que la grande beauté des gamines de 13 ans devait bien pouvoir expliquer les nombreux cas de…Stop ! Le mot « viol » n’est pas concrètement sorti de sa bouche, mais entre le malaise sur le plateau et la gêne de ses collègues, il a forcément flotté dans l’air…
Aujourd’hui, dans «l’affaire Adji Sarr contre Ousmane Sonko», il suffit de tendre l’oreille, à peine, ou de savoir plus ou moins pianoter sur un clavier de téléphone, même édenté, ou décoloré, pour avoir droit à la sentence de nos tribunaux populaires : pas assez «vierge», pas assez jolie, pas assez «rangée» pour avoir été violée, pas assez jolie pour être désirable, et accessoirement «violable». Quoi qu’il se soit passé dans cette cabine de massage, ces discours en disent long sur nous et sur nos sociétés, où l’on a fini par laisser certains sujets sérieux à des experts de pacotille. Par habitude, par indifférence, par mépris ou par dévotion, et tant pis s’ils postillonnent et reniflent sur nos écrans !
Allez, laissons tout cela à nos juristes en mal de combat, à nos vendeuses de soupes de concepts importés, à nos féministes frustrées.
Kumba Ndew