Publié le 25 Aug 2022 - 23:07
RAGE ET DÉSESPOIR DE LA JEUNESSE

Analyse d’un mal profond

 

L’enseignant-chercheur-sociologue de l’université Assane Seck de Ziguinchor, Dr Abdoulaye Ngom, le psychologue-sociologue Abdoulaye Cissé, l’économiste Meissa Babou Ciss et l’activiste Guy Marius Sagna analysent la situation délicate à laquelle la jeunesse est confrontée. Ils donnent leurs avis, entre autres, sur l’efficacité des politiques mises en place par l'État pour régler les problèmes des jeunes, l’attitude agressive de ces derniers et leur engagement politique.

 

‘’Frappés de plein fouet par la persistance du chômage, les difficultés de la vie quotidienne, la pauvreté et l’échec de toute perspective d’amélioration de leur quotidien, nombreux sont les jeunes Sénégalais qui, à l’heure actuelle, éprouvent un sentiment de désespoir, "yaakaar bu tass", comme ils le disent’’, analyse l’enseignant-chercheur-sociologue, Dr Abdoulaye Ngom de l’université Assane Seck de Ziguinchor. Ce "sentiment de désespoir" chez les jeunes s'exprime, le plus souvent, au sein d'un lieu qu’ils nomment avec ironie "banc diaxlé". Le "banc diaxlé", ou ‘’banc du désespoir’’, note M. Ngom, est un lieu de retrouvailles entre jeunes pour passer du temps, boire du thé et discuter de sujets comme la lutte, le football, la politique ou les affres de leur vie.

Ainsi, ‘’le ‘banc du désespoir’ constitue, pour ces jeunes, une sorte d’exutoire qui leur permet de mettre à nu les divers problèmes auxquels ils sont confrontés et auxquels ils tentent de faire face quotidiennement’’, dit-il. La jeunesse, il faut oser le dire, est confrontée au chômage, à la pauvreté et au manque de perspective.

Aux yeux du psychologue-sociologue Abdoulaye Cissé, par ailleurs expert en prévention et lutte contre les violences sexuelles et basées sur le genre, cette situation est à la fois inquiétante et terrifiante, parce que la jeunesse, qu’on le veuille ou pas, est l’avenir de la nation.

Des mécanismes d’insertion des jeunes dévoyés

Pourtant, divers mécanismes d’insertion ont été mis en place par l’État, dans le but de lutter contre le chômage des jeunes. Cependant, note Abdoulaye Cissé, la plupart de ces mécanismes ne profitent pas, malheureusement, à sa cible originelle, à moins qu’elle ne soit politiquement engagée, notamment dans les partis de la mouvance présidentielle. ‘’Voilà ce qui fragilise tous les mécanismes de financement et affaiblit la plupart des initiatives intentées par l'État, dans le cadre de la lutte contre le chômage. Ils sont destinés initialement à toute la jeunesse, mais dans la pratique, ils ne profitent généralement qu’aux jeunes qui sont dans les partis au pouvoir’’.

En tout cas, c'est le sentiment qu’ont la plupart des jeunes qui déposent leurs dossiers auprès des structures chargées de rendre opérationnelles ces initiatives de l’État, si l’on s’en tient notamment à leurs propos. D’après M. Cissé, c’est justement ce que montre un travail de recherche fondamentale en cours sur les politiques d’insertion des jeunes et des femmes au Sénégal. ‘’Cette perception qu’ont les jeunes sur l’accès aux mécanismes de financement de l’État crée effectivement des frustrations et pousse certains d’entre eux à s’engager en politique, dans l’espoir d’avoir la possibilité d’accéder enfin à ces mécanismes’’, dit-il.

S’y ajoute l’inadéquation qu’il y a entre les politiques publiques établies jusque-là et les aspirations essentielles de la population, en termes notamment d’emploi et d’insertion professionnelle, et cela, depuis 1960. Pour Abdoulaye Cissé, ‘’le PSE, en tant que document de référence des politiques publiques, ne déroge pas non plus à la règle, malheureusement. Last but not least, il importe de convenir qu’il n’y a pas encore une véritable politique de jeunesse au Sénégal apte à créer les conditions nécessaires, en vue de favoriser l’entrepreneuriat et l’auto-emploi ou à créer les conditions y afférentes. Il n’y a que des mesures conjoncturelles de mitigation, voire d’atténuation’’. 

Énormité des moyens et insuffisance des résultats         

Même son de cloche chez l’économiste Meissa Babou. Pour lui, malgré la promesse de nombreux emplois, il n’y a rien. Il ne voit pas quelque chose de solide fait pour les jeunes. ‘’Je ne vois plus le Fonds national de promotion de la jeunesse (FNPJ). Les structures peuvent donner des chiffres chimériques, mais sur le terrain, on ne voit rien. Il est difficile de voir quelqu’un qui a bénéficié de ces financements, à part quelques groupements de femmes’’, dit-il. Il y a aussi les structures de formation que l’État a mis en place pour capaciter les jeunes. L’économiste constate l’énormité des moyens et l’insuffisance des résultats.

‘’Ils ont mis beaucoup d’argent, mais ça n’a pas porté ses fruits. Ce n’est pas la voie économique et sociale capable d’engranger du travail. Ils sont très pressés jusqu’à créer la Der, sans réfléchir sur les stratégies. Le gouvernement, après avoir englouti autant d'argent, n'ose pas faire le bilan’’, regrette-t-il.

De son côté, l’activiste Guy Marius Sagna est catégorique : sans souveraineté, point de développement possible. Sans patriotisme économique, point de résolution du chômage. ‘’Avec le libre-échange, il n’y a pas de sortie de la pauvreté pour le Sénégal et l'Afrique. Si ces préalables ne sont pas réglés, toute initiative entrepreneuriale débouchera vers la faillite, comme c'est le cas des 64 % de PME qui meurent trois ans après leur création au Sénégal, car elles sont nées dans un environnement qui déroule le tapis du Doing Business aux entreprises étrangères qui écrasent nos entreprises sur leur passage’’, prévient-il. ‘’L'entrepreneuriat n'est efficace dans la lutte contre le chômage que si nous tournons résolument le dos à la préférence étrangère, impérialiste, néocoloniale’’, insiste-t-il.

En effet, selon lui, la jeunesse sénégalaise, tout comme celle de l’Afrique, subit les conséquences d'une ‘’politique néocoloniale’’ qui imposerait aux jeunes de choisir entre ‘’la valise ou le voyage et le chômage au Sénégal ; entre la radicalisation terroriste et la pirogue de ‘Barça ou de Barsax’ ; entre être le ‘boy’ d'un des ministres ou directeur d'agence de Macky ou être un agresseur ou un oublié de l'État néocolonial, etc.’’.

Attitudes agressives des jeunes

Un certain nombre d’attitudes agressives des jeunes peut être inextricablement lié à la dure situation qu’ils vivent au jour le jour, selon le Dr Abdoulaye Ngom. Situation caractérisée par l’absence de toute perspective de réussite et d’amélioration de leurs conditions de vie. ‘’Lorsque, pendant plusieurs années, ils peinent à sortir d’une pauvreté ambiante et chronique, lorsque, pour certains, les revenus qu’ils ont ne leur permettent pas de faire face aux nombreux problèmes auxquels ils sont confrontés, certains jeunes peuvent être amenés à avoir des attitudes agressives’’, a dit l’enseignant-chercheur-sociologue.

Abondant dans le même sens, le psychologue-sociologue Abdoulaye Cissé souligne qu’en psychologie, toute accumulation de frustration est susceptible de déboucher sur des actes de violence. Cela dit, ‘’le contexte décrit plus haut ne peut pas ne pas avoir une répercussion sur les actes de violence notés ces temps-ci, d’autant plus qu’ils impliquent très souvent des jeunes en quête d’emploi ou engagés dans des emplois précaires. Cependant, c’est seulement un paramètre parmi une kyrielle de facteurs. La jeunesse, par essence, est contestataire, notamment quand l’avenir se révèle sombre et perpétuellement incertain pour sa frange la plus importante. Le ‘Barça ou Barsax’ n'était pas, en son temps, un simple slogan de désespoir, mais aussi, un cri du cœur qui en disait long sur l’absence de perspective des jeunes dans leur propre pays’’, a-t-il analysé.

Aujourd’hui, selon lui, c’est d’autres moyens qui sont utilisés, même si absolument rien ne peut justifier le recours à la violence. D’après le psychologue-sociologue, l’attitude agressive de la population, et pas seulement de la jeunesse, découle plus de l’intolérance qui est aujourd’hui à son paroxysme dans toutes les sphères, du fait de nombreux autres facteurs pas nécessairement liés à la situation incriminée.  Un point de vue partagé par l’économiste Meissa Babou.    

Jeunesse manipulée par les politiques ?

 ‘’Il est clair que certains partis politiques, mais pas tous, fort heureusement, exploitent les jeunes pour atteindre leurs objectifs. Ce constat est un secret de polichinelle, du fait que le monde politique sénégalais est composé d’hommes politiques véreux assoiffés de pouvoir, mus par leurs propres intérêts, qui utilisent certains jeunes dans le cadre de leurs combats politiques’’, a noté le Dr Abdoulaye Ngom.

La jeunesse sénégalaise, en tout cas, à une profonde soif de changement à plusieurs niveaux et tout leader qui incarne l’espoir peut effectivement cristalliser leur attention, d’après Abdoulaye Cissé. Ainsi, à ses yeux, ceux qui, en revanche, veulent coûte que coûte y arriver peuvent - parce qu’ils pensent qu’ils ne disposent plus d’aucune issue - donner l’impression qu’ils sont manipulés, alors que ce n’est véritablement pas le cas. ‘’Ils trouvent leur compte auprès de ces politiciens et jouent finalement la carte du donnant-donnant. Cela dit, la jeunesse peut donner l’impression d’être exploitée par certaines formations politiques, alors que tel n’est absolument pas le cas. Ils s’engagent de part et d’autre, soit par conviction et l’espérance d’un avenir meilleur, soit par opportunisme et calculs purement politiciens’’, a indiqué M. Cissé.

En tout cas, pour Guy Marius Sagna, il existe une autre forme de radicalisation qui serait salutaire. Il s’agit de la radicalisation ‘’anti-impérialiste, antinéocoloniale, la radicalisation de la révolution panafricaine et souveraine’’. C'est à cette révolution anti-impérialiste, populaire et panafricaine que ces camarades et lui invitent dans le cadre du Frapp. Car, pour eux, c’est la seule démarche qui peut, de manière durable, régler les problèmes des Sénégalais et donc de la jeunesse africaine du Sénégal.

‘’J'ai foi en l'avenir, quand je vois de plus en plus de jeunes et de non jeunes répondre à l'appel de la radicalisation révolutionnaire, patriotique, en s'engageant dans les mouvements citoyens anti-impérialistes, en lançant des initiatives dans différents secteurs de la transformation des produits locaux, des services, de l'agriculture, du commerce... qui matérialisent sur le terrain le slogan du Frapp : ‘Doomi réew mooy tabax réew’’, a salué M. Sagna.

BABACAR SY SEYE

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