Les intellos croisent la plume
La bataille entre les écrivains Felwine Sarr, Boubacar Boris Diop et les intellectuels liés au pouvoir autour de la confiscation des libertés publiques, notamment après la dissolution de Pastef/Les patriotes et l’emprisonnement d’Ousmane Sonko fait rage. Une affaire qui pose le problème de la place de l’intellectuel dans le débat public.
En cette période de fortes tensions politiques liées à l’emprisonnement d’Ousmane Sonko, à la vague d’arrestations des militants de Pastef et même sa dissolution, le débat fait rage sur la place politique, entre intellectuels. Le régime peut compter sur une task force en communication pour répondre aux critiques. Parmi ces intervenants, on peut distinguer Yoro Dia, ministre porte-parole et coordonnateur de la communication de la présidence de la République, pour tenter de croiser la plume avec les Boubacar Boris Diop, Felwine Sarr et Mouhamed Mbougar Sarr qui ne se privent pas de critiquer le régime.
Dans une tribune publiée dans la presse sénégalaise, les trois écrivains dénonçaient la répression des émeutes (1er 2 juin) liées au verdict prononcé contre l’opposant Ousmane Sonko dans l’affaire du viol l’opposant à la masseuse Adji Sarr. Dans ce document, les trois ‘’mousquetaires engagés’’ de la littérature sénégalaise avaient aussi fustigé la dérive autoritaire du président Macky Sall et l’hubris d’un pouvoir qui emprisonne ou exile ses opposants les plus menaçants, réprime les libertés et tire sur son propre peuple avec une révoltante impunité.
Tout récemment, Felwine Sarr, dans une tribune intitulée ‘’Nous tenir éveillés’’, en a rajouté une couche en dénonçant la confiscation des libertés publiques et la forte répression contre le parti Pastef. ‘’Le ministre de l’Intérieur, en publiant le 31 juillet 2023 un décret signé par sa main et dissolvant le Pastef, et le doyen des juges, en mettant le leader de cette formation politique en prison, viennent, au nom de la République, d’accomplir formellement ce dessein. En agissant ainsi, le gouvernement du Sénégal a porté un grand coup à la démocratie sénégalaise’’, peut-on lire dans sa tribune publiée dans la presse, le 20 août dernier.
Il faut dire que l’essayiste n’en est pas à sa première salve contre le régime de Macky Sall. En mars 2021, à la suite des émeutes populaires liées à l’affaire Ousmane Sonko, l’économiste avait aussi signé un texte intitulé ‘’Sénégal, une démocratie à la dérive’’ où il dénonçait aussi les procédés autoritaires du régime de Macky Sall.
La réplique du camp présidentiel ne s’est pas fait attendre. Felwine Sarr s’éloigne de la ‘’confrérie des éveillés’’, considère le Dr Yoro Dia, journaliste et analyste politique. Avant de renchérir : ‘’Les sorties de Felwine montrent que dans la division du travail politique, l’ex-Pastef reconnaît la défaite des gladiateurs avec leurs cocktails Molotov et lancé dans la bataille ses nervis intellectuels. Dommage qu’un si grand esprit comme Felwine ait dégénéré en nervi intellectuel’’, a-t-il répondu dans un texte paru dans la presse.
Lui emboitant le pas, le Dr Ousmane Cissé parle, lui, d’une glorification d’une pratique politique violente et meurtrière de la part de Felwine Sarr. D’après lui, l’universitaire glisse vers l'innommable, c'est-à-dire un intellectuel fasciné par la terreur et le sang.
Les intellectuels au cœur de la mêlée politique
Dans la pensée populaire, l’intellectuel est un témoin irréductible de son temps et dont l'activité repose sur l'exercice de l'esprit. Il s’engage dans la sphère publique pour faire part de ses analyses, points de vue sur les sujets les plus variés ou pour défendre des valeurs dans le but d’éclairer les masses. L’intellectuel a un devoir de forger sa position sur des principes, peu importe son bord politique.
Au Sénégal, l’implication de beaucoup d’intellectuels dans la sphère politique est un fait assez nouveau qui atteint une sorte de paroxysme. Le choix de certains universitaires comme Ismaël Madior Fall, Penda Mbow et des journalistes comme Yoro Dia, El Hadj Hamidou Kassé, Latif Coulibaly, de se rapprocher du camp présidentiel, et d’autres de prendre faits et causes pour l’opposition, fait que le débat est devenu clivant, sans aucune once de neutralité.
De ce fait, ces joutes verbales entre intellectuels sont devenues le symbole de notre démocratie en ébullition. Les critiques sont perçues comme des attaques contre le régime et les intellectuels chargés de le défendre n’hésitent pas à dénigrer les autres (intellectuels) souvent qualifiés de politiciens à l’agenda caché.
Ainsi, la disparition de cette barrière entre monde politique et intellectuel peut-il s’avérer nuisible au débat public ?
En tout cas, il faut se garder de reléguer au second plan le bien-être commun, les principes républicains et démocratiques et l’intérêt général, au profit de débats faits d’invectives et d’attaques personnelles. Car le débat d’idées contradictoire nourrit la démocratie.
Or, le constat est que l’exacerbation des tensions politiques accentue les clivages entre pouvoir et opposition, entraînant une atonie du débat public. Une situation qui, à terme, risque de nuire à l’essor de notre démocratie avec la non-prise en compte des intérêts et des préoccupations du peuple. Des populations qui pourraient se détourner de l’attrait de la démocratie dont le principe de base repose sur le débat contradictoire entre les différentes entités, dans le but de servir au mieux l’intérêt de la collectivité nationale.
Amadou Fall