Caen souille la mémoire de Senghor
À la suite de l’annonce de la vente aux enchères d’objets ayant appartenu au premier président du Sénégal, l’État a réagi et a affiché son intention d’œuvrer au retour de ce précieux patrimoine au Sénégal.
La nouvelle a fait le tour de la toile comme une trainée de poudre. Des biens précieux ayant appartenu au premier président de la République du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, et à son épouse, devaient être vendus aux enchères, le samedi 21 octobre, à l’hôtel des ventes de Caen.
‘’Au total, 200 lots seront à saisir, avec la présence notable de quatre décorations militaires de prestige : l’ordre de la Rose blanche (Finlande) ; l’ordre du Nil (Égypte) ; l’ordre d’Isabelle la Catholique (Espagne) et l’ordre d’Abdoul Aziz Al Saud (Arabie saoudite)’’, informait le journal ‘’Ouest-France’’, le mercredi. En sus de ces objets pleins de symboles, d’autres biens étaient concernés par cette vente. Le commissaire-priseur disait : ‘’On a le côté très exceptionnel des décorations, mais aussi ces bijoux, dont certains sont estimés à 20 ou 40 euros. Il y en aura pour tous les goûts et pour toutes les bourses.’’
Les curieux et autres amoureux des biens culturels pourront se rendre à l’hôtel des ventes de Caen aujourd’hui pour assister à l’exposition qui aura lieu de 17 h à 20 h. Laquelle va également se poursuivre, le samedi, de 10 h à 12 h.
Depuis cette publication, les héritiers politiques et intellectuels du président-poète se sont mobilisés pour demander à l’État de ne pas laisser passer ce qu’ils considèrent comme une forfaiture. Dès l’annonce de la nouvelle, le poète Amadou Lamine Sall était monté au créneau pour fustiger ce qui se trame. ‘’Ce qui se lit là, s’indignait-il avec une capture de l’article en question, est cruel, triste, désolant, sans noblesse ! Mais qui donc commandite cette vente ? Qui ? La fondation Senghor, le musée Senghor et même l’État du Sénégal devraient agir ! Il doit exister des recours juridiques pour freiner ou empêcher ou réguler tout ce qui touche l’héritage de Senghor. Je suis bouleversé !’’.
Ce cri du cœur de l’homme de lettres n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Dans un communiqué publié hier, le ministère de la Culture et du Patrimoine historique affirme : ‘’Le chef de l’État, réaffirmant son attachement profond au patrimoine national et à toutes les figures marquantes de notre République a, immédiatement, donné des instruments nécessaires au ministre de la Culture et du Patrimoine historique et à notre ambassadeur à Paris pour que les diligences nécessaires soient prises, en relation avec le commissaire-priseur, pour la préservation de ces objets du président Senghor.’’ Dans la même veine, le président de la République a instruit le ministre de la Culture, en compagnie du directeur général du musée des Civilisations noires et du poète Amadou Lamine Sall, de le représenter aux expositions sur le président Senghor prévues du 20 au 23 octobre au musée du Quai Branly Jacques Chirac, informe le document.
Amadou L. Sall : ‘’Notre ambassadeur à Paris a diligenté de manière expresse cette annulation décidée par le président Macky Sall’’
Chez les disciples de Senghor, c’est plutôt un grand soulagement d’apprendre que l’État a pris les dispositions pour sauver ces biens du premier président de la République.
Sur sa page Facebook, Amadou Lamine Sall ne tarit pas d’éloges pour le chef de l’État. ‘’Que ce pays est beau et grand quand c’est la République qui est touchée au cœur ! Nous le devions à Senghor. Merci et un merci d’altitude au président Sall. Fier si fier de vous et de votre attachement à votre prédécesseur ! Quelle grandeur, quelle complicité, quelle vertu, quel sens de la solidarité, de l’élévation de l’État par son chef et son gouvernement !’’, exulte le poète. Qui chante : ‘’Un soleil s’est levé qui ne se couchera plus. À tous les Sénégalais d’ici et de l’étranger qui n’ont cessé d’écrire et de défendre ce patrimoine de Senghor qui doit revenir d’abord à son pays, depuis hier mercredi 18 octobre, nous disons merci. Le président Macky Sall a répondu présent et son ministre de la Culture, Aliou Sow, a été un champion. Le Sénégal a vaincu le mauvais infini ! Ce 19 octobre.’’
Selon lui, sur instruction du chef de l’État, l’ambassadeur du Sénégal à Paris a diligenté de manière expresse une procédure d’annulation décidée par le président Macky Sall et conduite par le ministre Aliou Sow.
Au Parti socialiste, après les alertes du premier jour, l’heure est plutôt à la réjouissance et à la satisfaction. ‘’Au-delà de la mémoire du président Senghor, le président Macky Sall, en homme d'État, a honoré sa haute fonction, en prenant la décision d'acquérir, au nom du Sénégal et pour le compte du patrimoine national, tous ces biens culturels ayant appartenu à l'illustre disparu. Le Parti socialiste ainsi que tous les héritiers du Président Senghor lui seront reconnaissants. Je suis persuadé que notre défunt secrétaire général, le président Ousmane Tanor Dieng, en aurait aussi été très fier. Nous lui exprimons notre profonde reconnaissance ainsi que notre sentiment de satisfaction. Il a honoré toute la Nation’’, lit-on dans une note qui nous a été envoyée par le porte-parole du PS Abdoulaye Wilane.
Il faut noter que cette opération n’est pas la première sur le patrimoine de l’ancien président de la République. En 2021 déjà, un tableau de Pierre Soulages ayant appartenu à Léopold Sédar Senghor avait fait flamber les enchères. Il avait été vendu à près de 1,5 million d’euros. La question que l’on peut se poser c’est comment le patrimoine de Senghor a pu atterrir entre les mains de personnes aussi mercantiles, qui ne pensent qu’à l’argent ? À qui appartiennent d’ailleurs ces objets ?
Il faut rappeler qu’une partie du patrimoine de Senghor a été dévolu à la ville de Verson où il vécut pendant 20 ans, après son départ de la présidence.
Une maison et 1 980 objets du couple Senghor légués à la commune de Verson à Caen
Avec ce legs, cette ville située en Normandie a hérité d’un trésor culturel extraordinaire de la part de l’ancien président sénégalais et de son épouse. À propos de la maison et des objets de valeur qui s’y trouvent, le journal ‘’Le Parisien’’ donnait une idée dans un article publié sur son site le 18 octobre 2022. ‘’Vingt ans après sa mort, c’est toujours Léopold Sédar Senghor qui accueille dans sa belle maison bourgeoise de Verson, en Normandie. Ou plutôt son buste, sculpté dans les années 1970, vous regardant droit dans les yeux de son vestibule, ‘comme pour vous dire bonjour’, sourit Marie-Hélène Brioul, adjointe au maire de Verson, chargée du projet Senghor. La demeure très XIXe de 380 m2, située sur la route principale de Verson, mais aussi son parc de 2 ha, sa verrière, ses lits bateaux et peintures de maîtres, et même ‘jusqu’à l’épée d’académicien de Senghor retrouvée dans un surmeuble d’armoire’ : tout cela appartient désormais à la petite ville normande située à moins de 10 minutes de Caen…’’
Au total, ‘’1 980 objets, inventoriés scientifiquement depuis, sont actuellement stockés à Caen, dont des tableaux qui pourraient se retrouver au musée des beaux-arts de Caen’’, affirmait le journal.
Il faut rappeler que le président Senghor, décédé bien avant son épouse Colette, avait comme héritière cette dernière. Laquelle, à sa mort, n’ayant pas laissé de descendants, a cédé tout ou bonne partie de ce patrimoine à ladite commune. Mais ce n’était pas sans condition, selon ‘’Le Parisien’’. ‘’Cet héritage a été légué par Colette Senghor, l’épouse normande du poète-président décédée en 2018 sans descendance, avec un certain nombre d’obligations de préservation inscrites dans son testament’’, lit-on sur le portail.
Parmi ces obligations, il y a celle d’ouvrir le parc et la maison aux Versonnais, mais aussi de promouvoir les valeurs de l’homme politique et de l’homme de lettres. ‘’Dans la maison, passé les salons où patientaient les visiteurs, les photos de famille et perruques dans la ‘chambre de madame’, ou les couloirs peuplés de clichés d’anciens chefs d’État et de têtes couronnées, il y a la pièce maîtresse : le ‘cabinet du président’ en rez-de-chaussée, et ses nombreux ouvrages dont certains restent jusqu’à aujourd’hui encore éparpillés sur son bureau’’, décrivait ‘’Le Parisien’’, qui informe que le legs concernait la maison, le mobilier, le patrimoine mixte et écrit…
Est-ce que les biens vendus en 2021 et ceux qui devaient être vendus ce samedi font partie de ce riche patrimoine laissé à la ville adoptive du président-poète ? Beaucoup de questions qui se posent avec acuité dans un contexte où la France s’est engagée, à grand renfort médiatique, à restituer les biens culturels africains à leurs véritables ayants droit.
À souligner que cette affaire survient quelques semaines seulement après le projet de vente de rarissimes photos du fondateur du mouridisme, Cheikh Ahmadou Bamba. L’État et la communauté mouride s’était mobilisés pour racheter ce précieux patrimoine.