“Une idée saugrenue dont l’État n’est pas demandeur”
Le ministre des Affaires étrangères et des Sénégalais de l’extérieur, agrégé en droit constitutionnel, a soutenu l’inconstitutionnalité de reporter l’élection présidentielle 2024, sans pour autant laisser ouvertes de ‘’petites brèches’’.
S’il n’est plus le visage officiel de la justice au sein du gouvernement, Ismaïla Madior Fall n’en demeure pas moins intéressé par les questions judiciaires impliquant l’État du Sénégal. Après avoir disputé à l’expert électoral Ndiaga Sylla sa capacité à attaquer le décret instaurant les nouveaux membres de la Cena (Commission électorale nationale autonome), l’ancien ministre de la Justice se prononce à nouveau sur un sujet brûlant de la sphère politique : le report de la présidentielle 2024.
Dans une sortie sur les réseaux sociaux, l’actuel ministre des Affaires étrangères a soutenu qu’en l’état actuel, ‘’objectivement et subjectivement, la Présidentielle du 25 février 2024 ne peut être reportée’’.
Selon Ismaïla Madior Fall, ce débat est ‘’une idée saugrenue dont l'État n'est pas demandeur’’.
À quatre jours d’un procès par lequel l’État cherche à empêcher son plus farouche opposant de participer au scrutin (recours de l’agent judiciaire de l’État contre l’ordonnance du président du tribunal d’instance de Ziguinchor pour la réinscription d’Ousmane Sonko sur les listes électorales), l’ancien garde des Sceaux estime que ‘’matériellement, les causes, raisons ou motifs justifiant un report ne sont pas en présence’’.
‘’Difficile à envisager, sauf à réviser la Constitution’’
L’agrégé en droit constitutionnel se fonde sur deux aspects. En effet, au plan juridique, assure-t-il, un report est ‘’difficile à envisager, sauf à réviser la Constitution qui fixe l'intervalle temporel de tenue de celle-ci. Ce qui explique les cas de report de législatives et de locales, mais jamais d'une présidentielle’’.
Ismaïla Madior Fall invoque également l’histoire pour dire que rien ne peut justifier un report. Selon le président du jury du Cames au concours d’Agrégation, ‘’en dehors des cas de glissement calendaire (présidentielle de 1968 devant se tenir en décembre comme en 1963 décalée progressivement en janvier 1973, puis en février à partir de 1978), la date de la présidentielle a toujours été respectée’’ au Sénégal.
L’idée d’un report de l’élection présidentielle a été évoquée, à trois mois du scrutin, par Boubacar Kamara, candidat déclaré de l’opposition, afin d’évacuer les contentieux préélectoraux.
Ousmane Sonko est emprisonné, son parti dissous et une bataille judiciaire autour de sa participation ou non au scrutin se joue. Le ministre de l’Intérieur chargé de l'organisation de l’élection est membre du parti au pouvoir. Des structures de l’Administration électorale (Direction générale des Élections notamment) n’ont pas appliqué une ordonnance de justice défavorable à la volonté de l’État. Sans oublier que l’organe de régulation (Cena) est contesté à travers des membres nommés dont la société civile et l’opposition doutent de l’impartialité.
Le recours contre le décret sur la Cena bientôt déposé
Après avoir annoncé l’imminence du dépôt du recours contre le décret 2023-2152 portant nomination des membres de la Cena, Ndiaga Sylla révèle que ce recours est appuyé par des partis politiques, de même que des candidats déclarés à la présidentielle.
La question du report de la présidentielle est repartie de plus belle, après la sortie d’un membre du régime, Souleymane Jules Diop. Dans une émission, l’ambassadeur du Sénégal à l’Unesco a évoqué le contentieux Ousmane Sonko-Etat du Sénégal, pour dire : ‘’Nos textes ont été élaborés sans envisager certains cas, certains scénarii, y compris celui que nous avons. Pour la première fois, nous avons des requêtes concernant la déchéance. Parce que c’est la première fois que cela arrive que l’agent judiciaire de l’État saisisse en appel une juridiction pour qu’un Sénégalais soit déchu de ses droits civiques.’’
Les épisodes judiciaires de Sonko ont valu au Sénégal deux manifestations violentes (mars 2021 et juin 2023) qui ont fait une soixantaine de victimes. Bien que son arrestation (28 juillet 2023) n’ait pas occasionné de grands troubles, sa non-participation à la présidentielle est redoutée pour le bon déroulement du scrutin. Car il reste un potentiel favori pour la victoire.
Les candidats représentatifs de l’opposition aphones
Pour Souleymane Jules Diop, le report est donc inévitable. ‘’J’ai dit et j’en ai parlé avec certains acteurs, y compris de l’opposition. J’ai dit qu’il fallait l’envisager. Apparemment, ce n’est pas ce que souhaite le président de la République. Je pense que pour le bien de ce pays, pour connaître de nouvelles avancées, le faire ne serait pas une mauvaise chose, mais ce serait une première’’, estime-t-il.
Cette idée que le président de la République n’est pas demandeur d’un report a également été développée par Ismaïla Madior Fall. Pour le ministre des Affaires étrangères, le président Macky Sall ‘’n'est pas demandeur de demi-mandat ou quémandeur de légitimité, à moins que (tel n'est point le cas pour l'instant) l'intérêt supérieur de la nation ne l'y contraigne vraiment. Toujours sur le registre subjectif, les autres intéressés, candidats dotés d'une présomption de représentativité minimale, ne réclament pas le report’’.
Si l’on peine à s’entendre dans la majorité, l’une des principales coalitions de l’opposition, Yewwi Askan Wi, dont fait partie Ousmane Sonko, a rejeté toute idée de report de l’élection présidentielle du 25 février 2024.
Lamine Diouf