Publié le 3 Oct 2020 - 08:23
ITW - ABDOU SEYE, ÉCRIVAIN

‘’La mission des 606 cheikhs de Serigne Touba’’

 

Féru d’histoire et fondateur de la plateforme drouss.org, Abdou Sèye est l’auteur de ‘’Les hommes autour du serviteur de l’Envoyé’’, paru en 2017. Il y retrace la biographie des grands disciples de Serigne Touba, plus de 606 cheikhs. Dans cet entretien, il éclaire sur la mission de ces cheikhs de Serigne Touba, leurs relations avec le fondateur du mouridisme, la place qu’ils y occupent et le rôle joué du temps de la colonisation, entre autres sujets.

 

C’est quoi un cheikh ?

Il est avant tout un disciple qui a eu un accomplissement spirituel, qui fut éduqué par un autre cheikh. Il est habilité et autorisé à transmettre la voix ou éduquer d’autres disciples. Il est aussi habilité à recevoir des serments d’allégeance d’autres disciples qui désirent devenir des mourides et ou être éduqués spirituellement. Il est aussi un vecteur de la mission rénovatrice de la sounah du Prophète Mouhamed (PLS). Un éducateur.

C’est ainsi, en deux mots, qu’on peut définir un cheikh au sein de la mouridya. Il faut préciser qu’un cheikh ne se mesure pas selon le nombre de disciples qu’il a, mais de sa dimension spirituelle.

Quels sont les critères pour devenir cheikh ou bien comment étaient-ils choisis ?

Ils sont nommés par Serigne Touba Cheikh Ahmadou Bamba. C’est lui qui les investit de cette mission. Il les fait, en parfait accord avec son Seigneur, comme il le dit. Mais ce qu’il faut préciser est que ceux qui sont nommés par Serigne Touba sont d’abord des personnes qui sont aptes à éduquer, former d’autres disciples du point de vue spirituel, à effectuer leur tarbiya, à polir leurs âmes, à les éduquer, les instruire. Donc, nul ne peut être un cheikh, s’il n’est pas investi, pas apte à guider d’autres personnes. Parce qu’un cheikh, avant tout, c’est un guide, une personne qui peut diriger les hommes dans les chantiers d’Allah et dans le droit chemin, qui les éduque et les soutient, du point de vue temporel et spirituel.

Le principal critère, c’est quelqu’un qui est apte à éduquer et à former d’autres personnes à les aider dans leur accompagnement et cheminement spirituels.

Voilà, le principal critère d’un cheikh. Il y en a qui furent formés par le cheikh (Serigne Touba), ensuite investi de la mission de cheikh. Pour les autres, quand ils sont arrivés auprès du cheikh (Serigne Touba), ils avaient déjà une éducation spirituelle de la part d’autres guides religieux. Pour ces derniers, quelque temps juste après leur acte d’allégeance, ils ont été investis de la mission de cheikh. On peut prendre l’exemple de Serigne Magnaw Sylla qui, aussitôt fait son serment d’allégeance, Serigne Touba l’a investi de cette mission de cheikh pour guider d’autres disciples et pousser leur éducation spirituelle.

Quelles étaient leurs missions dans le mouridisme ?

Tout d’abord, il faut comprendre que ces cheikhs sont à l’image des compagnons du Prophète (PSL). Parce que si Cheikh Ahmadou Bamba est l’héritier de Mouhamed (PSL) et qui est investi d’entretenir de la mission du Prophète, d’assainir la religion, il faut comprendre que la mission des cheikhs qui entouraient Cheikh Ahmadou Bamba est identique à celles des Saaba (compagnons du Prophète (PSL).

Serigne Touba aimait rappeler aux disciples que les compagnons du Prophète sont leurs pairs, en religion. Donc, c’était pratiquement les mêmes missions que les Saaba, c’est-à-dire qu’ils jouaient le rôle de relais, dans la mission de Serigne Touba à plusieurs niveaux.

D’abord, du point de vue de l’instruction, plusieurs d’entre eux étaient choisis pour instruire les disciples, en leur apprenant le Saint-Coran, les sciences religieuses. Ensuite, ils effectuaient le ‘’tarbiya’’ (l’éducation de l’âme) pour les disciples qui les suivaient, les supportaient dans leurs jihad contre les ennemis déclarés de l’islam et d’arriver à dompter leurs égaux. Enfin, ils devraient arriver à investir d’autres cheikhs. Il y en a qui étaient arrivés à un moment où ils pouvaient investir d’autres cheikhs. C’est le cas de Cheikh Ibrahima Fall, Cheikh Ibra Faty, Mame Thierno. Ils étaient, du point de vue géographique, dispersés après avoir été investi de la mission de cheikh. Soit, ils étaient renvoyés à leurs contrées natales afin de répandre la mission de rénovation de la religion qu’ils ont apprise de Serigne Touba. D’ailleurs, dans ce sens, les archives nous montrent que pour contrecarrer le projet de Serigne Touba, les colons attaquaient aussi les cheikhs, car, selon eux, ils étaient les copies conformes de Bamba.

Quels types de relation entretenaient-ils avec Cheikh Ahmadou Bamba ?

C’était une relation entre maitre et disciples. Quel que soit le statut, au niveau de la mouridya, leur niveau de juridiction, leurs liens avec Serigne Touba, il y avait beaucoup d’entre eux qui avaient des liens fraternels, sanguins, amicaux avec lui, ses frères germains. Si je prends le cas de la première génération qui a suivi le Cheikh, les relations ont beaucoup évolué. Il y en avait même ses cousins et ses promotionnaires, lorsqu’il était sous la tutelle de son père Mame Mor Anta Sally. Mais ils lui vouaient un grand respect, car ayant senti chez lui, à l’époque où ils étudiaient ensemble, qu’il n’était pas une personne ordinaire. Il était en avance sur eux.

A tous les niveaux, ils les devançaient. Ce qui fait que, dès qu’il leur a annoncé sa mission d’être le serviteur du Prophète et de fonder la mouridya, beaucoup d’entre eux l’ont suivi. Et leurs rapports avaient aussitôt changé. Car n’étant plus amicaux, d’égal à égal, mais un rapport vertical où le Cheikh (Serigne Touba) était le maitre et eux les disciples. Même les coépouses de sa propre mère lui ont fait acte d’allégeance. Leurs rapports ont évolué naturellement, dans le sens où lorsque Serigne Touba leur a présenté sa mission, ils ont troqué leurs liens de fraternité ou sanguin, pour devenir tous ses disciples, même ses propres fils.

Du temps de Serigne Touba, il y avait combien de cheikhs ?

Ils étaient plus de 606 cheikhs, selon l’ouvrage de Moussa Ka intitulé ‘’Matlaboul Khayati’’ où il recense tous les cheikhs de Serigne Touba qui furent investis par Serigne Touba. Dans cet ouvrage, l’auteur les classe selon leurs noms, origines et liens avec Serigne Touba. Mais il a omis de mettre le nom de ses fils qui, aussi, ont le rang de cheikh au sein de la mouridya.

Certes, ils sont nombreux, mais on peut les catégoriser par contrée. Il y avait des frères qui étaient des cheikhs, de même que des pères et des fils qui étaient tous des cheikhs en même temps. On peut aussi trouver des cheikhs qui portaient le même nom. C’est le cas de deux Alioune Diouf Lambaye et deux Serigne Moussa Ka.

Mais ce qu’il y a lieu de préciser, est qu’au-delà du nombre, ils sont tous connus avec une zone de prédilection. C’était un détail que je tenais à préciser.

Qui étaient ces fils dont vous parlez ?

Du vivant de Serigne Touba, je parle de Cheikh Mouhamadou Moustapha, Serigne Fallou, Serigne Mouhamadou Bachir et Serigne Bara Mbacké qui étaient assez âgés et qui recevaient des actes d’allégeance, à l’époque.

Parlez-nous du legs des cheikhs de Serigne Touba…

Ils sont immenses, incommensurables. Au-delà des milliers de personnes formées et éduquées, leur legs est assez immense, dans le sens que ça touche à tous les domaines de la vie. Du point de vue de la production intellectuelle et littéraire, ils ont écrit dans tous les domaines de la science. Il y a Serigne Mbacké Bousso qui a eu à écrire en arabe dans le domaine des sciences empiriques, avec les mathématiques, arithmétiques ; Serigne Mor Kairé en wolof ; Serigne Moussa Ka, qui a fait des tables de multiplication en wolof. D’autres cheikhs ont écrit dans le domaine de l’astrologie, des secrets du Coran, les Hadiths dans l’éducation spirituelle. Dans le cas de la poésie, on peut citer Cheikh Samba Diarra Mbaye, Serigne Mor Kairé, Serigne Mbaye Diakhaté, Serigne Moussa Ka qui ont utilisé la langue wolof pour mieux faire connaitre le Cheikh. Ils ont eu à écrire des centaines d’ouvrages. Avant tout, ils étaient des savants, des érudits, des diplomates. Pour ce dernier cas, ils entretenaient de bonnes relations avec les autres foyers religieux, ainsi que la communauté étrangère établie au Sénégal.

Il faut préciser, dans ce sens, que la communauté libanaise fut très tôt installée au Sénégal et près des comptoirs commerciaux.

Les cheikhs ont aussi eu à fonder des milliers de villages un peu partout dans le pays. Rien que les deux frères Serigne Mor Khady Sy et Serigne Malick Bassé Sy, ils ont eu à fonder plus d’une vingtaine de villages. Cheikh Ibra Fall a mis sur pied une dizaine de villages, de même que Mame Thierno Borom Darou. Ils ont eu à contribuer dans le domaine agricole. Ils ont eu à participer à des campagnes agricoles avec l’administration coloniale. Mame Thierno Borom Darou a eu à recevoir les félicitations de l’administration coloniale, car étant le plus grand producteur agricole, à l’époque. Ils ont eu à faire et beaucoup dans ce domaine. Ils ont fait de grands legs dans ce secteur.

Du point de vue politique, éducatif aussi, c’est la même chose. Les familles de Cheikh Ibra Fall et de Serigne Balla Thioro, qui savaient parler avec éloquence et qui servaient d’interprètes, ont beaucoup fait. C’est pareil aussi dans le domaine du patrimoine bâti, avec les constructions des mosquées de Touba et de Ndiarème. Ils ont laissé une grande richesse. Même dans le domaine de la médecine, ils ont eu à écrire. Vous pouvez les retrouver dans les grandes bibliothèques du pays et celle de Khadim Rassoul de Touba. Dans le domaine de l’éducation, ils ont eu à former des milliers de personnes qui ont perpétué toute cette éducation jusqu’à présent.  

Comment pourrait-on bénéficier de leurs legs pour maintenir et/ou rester sur le chemin tracé par le fondateur du mouridisme ?

Pour le faire, la première chose est d’abord de se rapprocher de leurs familles qui sont leurs héritiers qui gardent précieusement leurs enseignements qui constituent des modèles d’enseignement, de formation. Ceci à tous les niveaux. Les villages qu’ils avaient construits sont devenus des villes. Souvent, ils constituent des lieux d’éducation spirituelle. Leurs legs sont toujours là.

Comment les cheikhs de Serigne Touba participaient à l’extension du mouridisme ?

Il faut comprendre qu’après l’accomplissement du disciple, ensuite investi de la mission de cheikh, Serigne Touba leur demandait d’aller s’installer dans un endroit qu’il déterminait pour y perpétuer la mission de cheikh, en faisant bénéficier des enseignements de leur guide aux personnes trouvées sur place. Les autres, comme Cheikh Ibrahima Fall, ont investi les grandes villes, à savoir Dakar, Saint-Louis et Thiès, en fins diplomates avec un bon niveau pour implanter le mouridisme de façon rapide. Ils s’établissaient le long du chemin de fer. C’est aussi le cas pour Serigne Alioune Diouf Lambaye, Serigne Babacar Ndiaye Thiargane, dont les disciples allaient dans les grandes villes pour y faire du commerce, dans le secteur l’informel, d’où le nom de Parc Lambaye. A travers cela, ils participaient à l’expansion du mouridisme.

D’autres, à travers des productions intellectuelles, ont investi le milieu intellectuel, en voyageant. Le premier qui a impulsé tout cela, c’est d’abord Serigne Touba.  Dans cette mission d’expansion du mouridisme, ils rencontraient aussi des obstacles, surtout dans certains milieux hostiles à l’islam.

Justement, comment vivaient-ils les obstacles dont Serigne Touba a dû faire face avec les colons ?

Disons qu’ils le vivaient avec sagesse et endurance, avec toute la philosophie qui sied, dans le pacifisme le plus absolu, la non-violence édictée par le Cheikh. Il faut comprendre qu’ils ont été éduqués sur la non-violence. Ils l’ont vécue avec endurance, parce que c’était à une époque où les conditions de vie étaient déjà très dures. La majeure partie des mourides étaient considérés comme des indigènes, par l’autorité coloniale, car ils ne vivaient pas dans les 4 communes. Ils étaient déjà marginalisés avant d’être des mourides. En tant que cheikhs, ils vivaient doublement ces difficultés liées à la situation de l’indigène et disciples du Cheikh. Ils ont su vivre et surmonter ces obstacles auprès de leur guide, pour éviter d’empirer la situation, en respectant scrupuleusement les orientations et recommandations du Cheikh, en soignant leurs habitudes, leurs démarches, en prenant en compte les groupes de disciples qui les suivaient. Ils étaient considérés comme des ennemis n°1 des colons, mais ils continuaient le ‘’maslaa’’. Ils faisaient aussi du commerce avec eux.

C’est comme Cheikh Ibrahima Fall qui était du côté de Saint-Louis. Les cheikhs, expliquaient aussi aux colons qu’ils faisaient fausse route dans la vision qu’ils avaient de lui. Quelqu’un comme Mame Thierno a joué de bons rôles avec les colons pour décanter la situation. C’est la même chose aussi pour Mame Cheikh Anta, vu qu’il avait une certaine puissance économique, même s’il a eu des soucis avec eux, après le rappel à Dieu de Bamba. Beaucoup étaient des émissaires du Cheikh auprès des colons.

Ils géraient aussi les disciples, quand Serigne Touba était hors du pays, en exil du côté du Gabon. Ils faisaient tout pour jouer les bons offices pour alléger pas mal de choses. Serigne Balla Thioro était de ce lot. Il était un bon stratège et diplomate. A cause de beaucoup parmi eux, les colons avaient confiance au marabout pour lui accorder certaines choses, comme l’érection des mosquées de Touba et Diourbel. Ils étaient de bons stratèges, diplomates, tout en restant fidèles aux principes de la religion musulmane. Ils évitaient tout ce qui pouvait envenimer la situation entre le marabout et les colons. Ce fut la même situation, quand Serigne Touba était en Mauritanie. La lettre qui devait autoriser Serigne Touba à revenir au Sénégal, les colons l’ont remise entre les mains de Mame Cheikh Ibrahima Fall. Ils respectaient les autorités coloniales et jouaient de grands rôles. On peut citer Mame Cheikh Ibra, Cheikh Anta Borom Gawane. De même que Serigne Cheikh Mbacké (premier khalife de Serigne Touba), Serigne Balla Thioro qui avait été à l’école française.

Le plus surprenant est que leur moyenne d’âge tournait autour de la trentaine. Ils étaient jeunes. Ils détenaient le temporel et le spirituel pour ceux qui étaient plus âgés. Le marabout ne cessait aussi de les orienter, tout le temps. Il leur expliquait tout pour éviter l’incompréhension. Il leur disait qu’ils ne reconnaitraient que l’unicité de Dieu, même si les colons avaient une autre compréhension.

De nos jours, est-ce que les cheikhs jouent toujours leurs rôles dans la tarikha ?

Oui, ils le jouent pleinement. Dernièrement, quand Serigne Mountakha initiait le projet de l’université, il avait fait appel à toutes les familles des cheikhs autour de lui pour engager ce projet qui lui tient à cœur. C’est le même cas pour la grande salle de conférence qui a été l’œuvre de Cheikh Issa Diène. Elle a été réceptionnée dernièrement. Toutes les familles des cheikhs sont à l’écoute du khalife. Leurs influences auprès des disciples restent intactes. Dans l’orthodoxie mouride, chaque famille a une mission. C’est ainsi que durant le ramadan, vous voyez très actifs les bay fall avec la préparation des ‘’ndogou’’. L’entretien des cimetières est confié à la famille de Cheikh Issa Diène. C’est juste des exemples. Les rôles qu’ils jouaient sont toujours là. Même si les femmes ne sont pas reconnues comme des cheikhs, elles font un grand travail dans plusieurs secteurs, selon les aptitudes liées au sexe féminin. Elles jouent pleinement leurs rôles, même si elles ne peuvent pas recevoir des actes d’allégeance, encore moins livrer des ‘’wird’’.

Je vous informe, en passant, que sous peu, je vais publier un livre intitulé ‘’Bousso Baly, la mouridya au féminin’’, en prélude au Magal de Porokhane. On va y évoquer la place des femmes dans la mouridya, histoire d’éclairer comment elles se sont approprié la mission de Serigne Touba et comment elles l’ont perpétuée dans la gent féminine… L’exemple de Sokhna Faty Dia, la fille ainée de Serigne Touba, en est un exemple tangible.

Elle a été tellement bien éduquée, que c’est elle-même à qui l’éducation des petites sœurs revenait. Elles ont joué un grand rôle dans la mission du Cheikh.

PAR CHEIKH THIAM

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