Publié le 9 Jun 2013 - 05:31
Me Mame Adama Guèye

''Il y a un problème de pilotage stratégique de la traque des biens mal acquis''

 

Me Mame Adame Guèye est loin d’être satisfait du travail du gouvernement. Alors pas du tout. Dans cet entretien avec EnQuête, ce membre du M23 dénonce ''le pilotage à vue'' dans la traque des biens mal acquis, les nominations de personnalités du secteur privé à la présidence de la République, source de ''conflit d’intérêts'', entre autres problèmes.

L’ancien ministre de la Justice, Cheikh Tidiane Sy, a tenu un  point de presse hier (jeudi, NDLR) pour dénoncer l’arrestation  de son fils. Selon lui, Thierno Ousmane Sy est victime d’un ''complot'' de la part de l’ex-procureur de la République, Ousmane Diagne et d'Abdou Latif Coulibaly. Quel commentaire en faites-vous ?

La démarche est, à mon avis, regrettable de la part d’un ancien ministre de la Justice. Le minimum qu’on peut attendre de lui, c’est qu’il respecte l’indépendance de la Justice et qu’il la laisse faire son travail. Je ne veux pas commenter le fond de l’affaire parce que je ne me l’autorise pas, dans la mesure où c’est une procédure qui est pendante. Cela aurait été plus élégant qu’il fasse ces reproches pendant que l’ancien procureur était en place. C’est trop facile d’attendre qu’il parte pour l’accuser de s’acharner sur son fils.

Cheikh Tidiane Sy estime qu’il y a un parti pris, puisque Kéba Keinde, cité dans cette affaire de détournement présumé, n’est pas entendu au même titre que son fils.

De ce point de vue, je partage son point de vue. S’il est avéré - je n’ai pas tous les éléments du dossier - que Kéba Keinde est concerné par la procédure, il est inacceptable qu’on ne prenne pas les mesures appropriées pour le mettre à la disposition de la Justice. Il ne faut pas qu’il y ait deux poids deux mesures. Devant la Justice, les citoyens doivent avoir les mêmes droits et les mêmes obligations.

Est-ce que le fait de nommer Latif Coulibaly ministre de la Promotion de la Bonne gouvernance, et que son directeur de Cabinet ait demandé, selon M. Cheikh Tidiane Sy, les enquêtes et auditions de Thierno Ousmane Sy, ne pose pas un problème de casting ?

Pas du tout. Je ne vois aucune incompatibilité dans le fait que Latif Coulibaly ait maille à partir avec Thierno Ousmane Sy et le fait qu’il soit ministre de la Bonne gouvernance. Il y aurait mauvais casting ou conflit d’intérêts si Latif Coulibaly était nommé à la tête du ministère de la Justice. Le lien que l’on fait avec son directeur de Cabinet n’est pas pertinent, du tout. Ce n’est pas le directeur de Cabinet, dans sa position actuelle, qui traite le dossier. Il est traité par les magistrats. Même l’accusation contre Ousmane Diagne est surprenante, car ce n’est pas lui qui l’a placé sous mandat de dépôt. Il peut faire des propositions en tant que chef du Parquet, mais le mandat de dépôt est pris par le juge du cabinet d’instruction. [Cheikh Tidiane Sy] oublie dans son raisonnement un chaînon qui est quand même important.

Le ministre de la Justice a remis un chèque provenant de  transactions de ''partenaires financiers'' à son collègue du Budget. Cela a fait l’objet de controverse. Certains observateurs pensent que les procédures sont violées puisque le chèque devrait être remis au Trésor public...

Je regrette d’abord que le ministre de la Justice ait cru devoir persister et signer dans sa démarche, dans la mesure où il y a des errements évidents dans ce processus consistant à recevoir un chèque. Et même évoquer l’affectation du montant du chèque pose problème. Ce qui était souhaitable, c’est de reconnaître les errements et de les corriger ; nul n’est infaillible. Je me pose une question sur la transaction qui est même à l’origine de cette affaire. En matière de transaction, les choses sont claires. On connaît les transactions en matière douanière, en matière d’eaux et forêts, en matière de pêche. Quel est le fondement juridique de cette transaction ?

La ministre de la Justice a invoqué la loi...

Puisqu’elle n’a pas donné tous les éléments du dossier, je ne peux pas en juger. Mais je me pose des questions sur la pertinence du fondement juridique, parce que ça sort du cadre habituel connu des transactions. D’un autre côté, est-ce que ce n’est pas un moyen de contourner le rejet massif de la médiation pénale par les acteurs de la société civile et des acteurs politiques ?

Quelle est votre sentiment ?

J’ai des doutes sur cela. Si c’est le cas, ce n’est pas acceptable.

Le fait de ne pas révéler l’identité des auteurs de cette transaction ne pose-t-il pas un problème de transparence ?

Évidemment. C’est aux antipodes des principes de la transparence et de la bonne gouvernance proclamés par le gouvernement. L’opinion publique a le droit de savoir, parce qu’il s’agit des ressources publiques. S’il y a une convention dans laquelle il y a des clauses interdisant à l’État de révéler le nom de la personne ou de la société concernée, ce n’est pas acceptable. De plus, recevoir un chèque n’est pas acceptable, parce qu’un chèque est un instrument de paiement. Évoquer son affectation est un autre problème. Elle ne respecte pas la séparation des pouvoirs, parce que c’est une prérogative de l’Assemblée nationale. Il aurait été heureux que le ministre de la Justice corrige plutôt que de persister dans ses errements.

De manière générale, avez-vous l’impression que le gouvernement est sur la bonne voie dans la traque des biens mal acquis ?

Au regard de l’ampleur et la dimension de la prédation qui avait caractérisé la conduite des affaires publiques et du nombre de personnes potentiellement concernées par la traque des biens mal acquis, le résultat est plus que mitigé. Aujourd’hui, à l’état des procédures, il y a une seule personne (Karim Wade) qui est sous mandat de dépôt. Je pense qu’on aurait dû faire largement mieux. Il y a, à mon avis, un problème de pilotage stratégique de la traque des biens mal acquis. Sur une question aussi fondamentale, le gouvernement aurait dû avoir une feuille de route plus claire et beaucoup mieux maîtrisée. Je n’ai pas cette impression-là.

Le M23, dont vous êtes membre, a fait une sortie très critique à l’encontre du gouvernement. Êtes-vous en phase avec vos camarades ?

Bien sûr, le M23 a bien fait de tirer la sonnette d’alarme. L’alternance a eu lieu parce que les populations souhaitaient la rupture. Il y a quelques actes posés dans cette direction, mais nous n’avons pas une tendance lourde. Il y a quelques problèmes qui sont notés et le M23 l’a signalé.

Lesquelles, par exemple ?

Au niveau des nominations, des marchés de gré à gré. On nous avait aussi promis une gouvernance sobre, mais l’installation du Conseil économique, social et environnemental, dans les conditions que l’on sait, ne s’inscrit pas dans cette logique. Il est temps que le gouvernement redresse la barre et s’inscrive dans cette gouvernance sobre et objective.

Qu’entendez-vous par gouvernance objective ?

C’est-à-dire la gestion des ressources humaines. Il est temps que l’on arrive à une allocation plus objective des opportunités aux citoyens sénégalais. On ne doit pas diriger seulement parce qu’on est militant d’un parti. Une fois le président élu, tous les Sénégalais sont à équidistance des opportunités qu’offrent les responsabilités publiques. Il y a des postes politiques, mais il y a des postes où l’objectif du gouvernement est de trouver le meilleur Sénégalais possible. Ce n’est pas le cas. C’est regrettable ! Ce que je trouve aussi regrettable, c’est la nomination au plus haut niveau de l’État, c’est-à-dire la présidence de la République, de personnalités du secteur privé comme conseillers ou ministres conseillers. C’est un mélange de genre inacceptable.

Vous faites allusion à qui, par exemple ?

Je ne veux pas personnaliser. Je fais allusion à toutes les personnes du secteur privé qui sont nommés conseillers ou ministres conseillers. Ce n’est pas acceptable ! Il faut un cloisonnement opaque entre le secteur public et le secteur privé. On ne peut pas être dans le secteur privé et avoir des responsabilités dans le secteur public. Cela crée un potentiel conflit d’intérêts et un délit d’initié. Il faut mettre fin à cela. Il faut que les personnes choisissent entre le secteur privé et le secteur public. Je ne dis pas qu’il n’est pas possible de passer d’un secteur à un autre. Mais il faut faire un choix clair. Ce n’est pas équitable que quelqu’un du secteur privé, qui a des concurrents, ait l’avantage d’être au cœur des décisions de l’État. Ce n’est pas normal. Je demande très respectueusement au président de la République de considérer cette question avec la rigueur qui s’impose. C’est un mélange de genre qui est préjudiciable aux intérêts de l’État et des autres acteurs du secteur privé.

Est-ce que cette situation n’est pas liée au fait que le président de la République se sente redevable vis-à-vis des personnes qui l’ont soutenues ?

Ce serait encore plus inacceptable, si c’est le cas. Un président de la République n’a pas à renvoyer l’ascenseur.

Vous faites partie des gens qui sont opposés à la Commission de refondation des institutions confiée au président Amadou Makhtar Mbow. Vous estimez que c’est une redondance puisque toutes les questions sont déjà réglées par les Assises nationales...

Je ne voudrais pas trop insister sur cette question pour ne pas donner l’impression de m’acharner sur la commission ou de remettre en question les mérites du président Amadou Makhtar Mbow, pour qui j’ai le plus grand respect et qui a fait un travail extraordinaire au service de la Nation dans le cadre des Assises nationales. Pour en revenir à votre question, vous avez trouvé le terme approprié : la redondance. Je ne vois pas ce que la Commission peut apporter de nouveau aux Assises nationales. Il revient au président de la République de prendre ses responsabilités et de prendre ce qu’il veut des conclusions des Assises. Il ne faut pas, par le détour d’une commission, donner l’impression que c’est celle-ci qui a proposé une feuille de route, or c’est le président de la République. Cela relève de la responsabilité politique. Il y a urgence de trancher la question. La question institutionnelle est absolument essentielle. Ça détermine beaucoup de choses.  

Quelles sont les questions urgentes, selon vous ?

L’appel à candidature concernant les postes de responsabilité, les candidatures indépendantes aux élections locales, le fait de donner plus de pouvoir au président de l’Assemblée nationale sont dans les Assises nationales. Il y a des questions qui ne doivent pas attendre, parce que c’est la mise œuvre des reformes institutionnelles qui va créer les conditions de la bonne gouvernance et de la rupture souhaitée.

Il y a également un débat autour du mandat du président de l’Assemblée nationale. Pensez-vous que cette question doit être renvoyée à la commission de réforme des institutions?

Je regrette que cela fasse l’objet d’une politique politicienne. Aujourd’hui, cette question est utilisée comme un élément dans le rapport de force entre l’APR et les membres de Bennoo Bokk Yaakaar. Si on dit qu’on veut une Assemblée nationale qui exerce pleinement ses pouvoirs, de manière autonome par rapport à l’Exécutif, c’est de ne pas mettre le président de l’Assemblée nationale dans cette situation de précarité. Une situation dont la pérennisation dépend de l’Exécutif qui se trouve être le chef de l’APR, cela pose problème. Il ne s’agit pas d’être pour ou contre Moustapha Niasse. C’est un retour à la règle d’autant plus qu’on connaît l’histoire de cette loi (dite Sada Ndiaye, NLDR). C’était pour combattre un adversaire politique (Macky Sall en l'occurrence, alors président de l'Assemblée nationale, NLDR).

La publication du rapport annuel d’Amnesty Sénégal a suscité de vives réactions. En tant qu'ancien patron du Forum civil, pensez-vous qu’il y ait de la politique dans ce rapport ?

Il faut faire la différence entre le contenu du rapport et la présentation qui en a été faite. J’ai parcouru certains éléments du rapport, il y a beaucoup de choses totalement objectives. Maintenant, dans la formulation des choses, je pense, très objectivement, que le président de Amnesty Sénégal est allé un peu loin dans la caractérisation. On ne peut pas dire que le régime de Macky Sall est mu par la volonté de brimer les libertés, de faciliter ou de favoriser la répression dans les commissariats et les gendarmeries. C’est exagéré. C’est le devoir des organisations des droits de l’homme de signaler de manière objective les faits, mais la formulation, sous certains aspects, relève d’un jugement de valeur.

Est-ce que la réaction du gouvernement était appropriée ?

Le gouvernement a fait ce qu’il devait faire, qui est de s’adresser à Amnesty international en donnant des éléments objectifs. Par contre, je regrette que des organisations satellites autour de l’APR s’en prennent à Amnesty international. C’est inacceptable ! On est dans un pays démocratique. Restons mesurés. Quelqu’un qui vous dit quelque chose, vous n’êtes pas d’accord, donnez des faits, des arguments ou des contre arguments.

Le gouvernement peut-il demander à Amnesty international de sanctionner Seydi Gassama

Si c’est le cas, le gouvernement est allé un peu loin. Il a le droit de saisir Amnesty international pour dire : ''Nous ne sommes pas d’accord  sur le rapport publié par Amnesty Sénégal et nous vous demandons de corriger''. Mais il ne peut demander qu’on sanctionne Seydi Gassama, c’est inacceptable.

Le Président Macky Sal vous a récemment proposé de diriger l’Office national de lutte contre la fraude et la corruption (OFNAC), ce que vous avez décliné. Pourquoi ?

Je ne veux pas évoquer sur la place publique des questions discutées avec le Président. Je lui ai dit ce que j’avais à lui dire. Je préfère m’en arrêter là.

Le poste ne vous convient-il pas ou est-ce que vous ne voulez pas travailler avec le gouvernent ?

Je n’ai pas de problème parce que j’assume. J’étais un acteur de l’alternance. Ce n’est pas parce que je ne veux pas travailler avec le gouvernement. Quand vous devez prendre une décision, il y a un ensemble de paramètres qu’il faut analyser. Ce n’est pas des choses simples. Et je l’ai expliqué à qui de droit.
 

 

PAR DAOUDA GBAYA
    

   
 
 

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