Un business si juteux…
La publicité est cette communication de masse partisane pour le compte d’un émetteur identifié qui paie des médias pour insérer ses messages promotionnels dans des espaces distincts du contenu rédactionnel. Pourquoi ça marche fort dans le domaine de la publicité audiovisuelle au Sénégal ? Parce qu’en dépit d’une baisse de 20% l’an dernier, par rapport à 2014, les investissements ont quand même atteint 20 milliards. Parce qu’une classe moyenne sénégalaise développe des réflexes de plus en plus américanisés, ou à tout le moins libéraux, à l’égard de la consommation. Mais surtout, et paradoxalement, parce qu’un grand vide juridique permet à peu près à n’importe qui de faire n’importe quoi. Malgré un cadre légal déjà rédigé depuis...1983, pas un décret d’application. La vaste publicité s’impose donc aux arrêts d’autobus, sur les auvents, les enseignes, les murs, la façade des immeubles en cours de ravalement, le sol, les taxis, et même dans les toilettes d’hôtel. Pourquoi donc la radio et la télé et pas le ‘‘print’’ ? Ces deux médias concentrent plus de trois quarts des recettes publicitaires.
ABSENCE DE LEGISLATION
La grande arène du laisser-aller
Le secteur de la publicité qui affiche des signaux au vert est pourtant en proie à de nombreux soubresauts internes dont l'urgence est de pallier l'absence de législation criarde. La publicité dans tout son éclat et ses écarts.
Un aveu d’impuissance édifiant. ‘‘Les charlatans font de la pub pour soigner le Sida ou autres maladies chroniques. C’est interdit mais nous n’avons pas de créneau pour agir’’, constate le directeur de la Communication, pilote du futur cadre législatif pour la publicité, Alioune Dramé. Dans son grand bureau modestement décoré, celui qui a la charge de nettoyer les écuries d’Augias, utilise force périphrases pour avouer à demi-mots une impotence criarde qui frappe ce secteur. Alors que la publicité prend l’ascenseur, la législation emprunte les escaliers. Il serait même plus exact de dire qu’elle est à l’arrêt. La cause est un manque de législation, ou plutôt de suivi.
Pourtant la loi N° 83.20 du 28 janvier 1983 existe, signée à l’époque par le Président Abdou Diouf. Elle avait pour but de combattre le vide juridique qui favorisait la naissance d’une activité parallèle menaçant les agences régulièrement constituées, mais aussi d’enrayer une concentration étrangère dans le secteur. Scandale ! 33 ans après, elle n’a toujours pas de décret d’application. Pis, poursuit M. Dramé, ‘‘il n’y a pas de structure d’équilibre, nous sommes obligés d’appeler pour négocier en cas de violations de règles’’. Résultat ? La direction de la Communication, détachement du ministère de la Culture, chargée de distribuer les agréments aux agences publicitaires, ignore elle-même le nombre d’agences publicitaires au Sénégal. Les ‘agenciers’ non plus n’en mènent pas large.
‘‘Il y a plein de micro-agences mais que cinq véritables agences’’, déclare la responsable pub de l’agence Caractère, Carrie Bathily. Ce grand champ mal défraîchi laisse ainsi une marge de manœuvre assez conséquente à des pratiques incontrôlées. D’abord un ratio marché/agences assez déséquilibré selon les publicitaires. Si à l’agence Mc Cann l’on estime que ce quotient est dans les normes pour cinq ou six agences qui sortent du lot, l’on trouve par contre que le marché est étriqué, ‘‘si l’on doit agréger toutes les agences de pub’’, qu’on ne parvient d’ailleurs pas à identifier dans le secteur, selon la directrice média Oumou Souloy. Ailleurs, dans les régies publicitaires, ce sont des positions plus tranchées. ‘‘Le ratio marché/agences n’est pas équilibré. Il y a tellement d’agences publicitaires et de communication. La quasi-totalité d’entre elles sont dans l’illégalité puisqu’elles n’ont pas d’agréments’’, déclare le responsable des régies publicitaires, Mouhamed Badiane.
Entorses
Par conséquent, c’est la porte ouverte aux dérives, dans les spots publicitaires. Les produits pharmaceutiques, utilisés en automédication, constituent l’essentiel des entraves aux interdictions. ‘‘Pour le produit aphrodisiaque Atomix, certaines radios ont accepté tandis que d’autres ont refusé’’, fait savoir Carrie Bathily. Presque une peccadille en face de spots plus graveleux. ‘‘Il y en a qui heurtent les enfants, qui sont contre-nature, à la limite pornographique. A la télé, on voit des femmes pratiquement nues avec ces produits et personne ne dit rien. Pourtant ce sont des pratiques prohibées dans le milieu’’, dénonce M. Badiane des régies publicitaires. Des manquements qui ne sont pas l’apanage des ‘petits’ annonceurs. Un agencier qui a requis l’anonymat a évoqué l’utilisation de billets de banque de la Cedeao dans une campagne d’Orange money pour laquelle l’instance monétaire avait demandé le retrait des affiches incriminées.
Et de s’étonner que le pétrolier TOTAL utilise le même procédé dans une de ses campagnes. L’urgence d’implémenter une loi s’explique en partie à cause des pratiques internes au milieu. La Directrice conseil et business de l’agence Mc Cann, Christine Traoré, trouve ‘‘déontologiquement bizarre’’ qu’une agence puisse ‘‘acheter l’espace publicitaire et le vendre’’. Même son de cloche chez Carrie Bathily qui ‘‘aimerait bien qu’il y ait plus de lois car on ne peut pas avoir une agence, une régie, une télé et une radio’’. Cette pratique inappropriée de la concentration à laquelle on s’adonne est un faux-fuyant, selon l’un des responsables de l’agence Dak’Cor, qui trouve qu’il n’y a aucun problème puisque c’est une pratique commune à laquelle se livrent les autres (voir interview). A tous ces manquements, les agences doivent jouer avec une concurrence ‘déloyale’ qui se fait jour. Les supports eux-mêmes, les télévisions notamment, les court-circuitent en allant démarcher directement les annonceurs.
Concentration étrangère
Mais la concentration d’agences étrangères est une large brèche dans laquelle s’engouffrent les grands groupes de communication qui tiennent les bourses de la pub. La hantise des autorités de l’époque, dans l’exposé des motifs de la loi de 1983, s’est finalement concrétisée. Le gros de la publicité au Sénégal est capté par des agences étrangères : Caractère, Mc Cann, Océan Ogilvy, Atoo, Etyncel, Voodoo. Même si elles se sont ‘localisées’, elles sont originaires ou tributaires de grandes marques étrangères. Mc Cann est une ‘‘agence locale, mais tributaire d’une marque internationale’’, déclare Christine Traoré ; Caractère est d’origine ivoirienne au même titre que Voodoo. Océan, agence ivoirienne, fait partie du réseau de la puissante Américaine Ogilvy. ‘‘Il y a plus d’agences publicitaires de groupes étrangers que de nationaux’’, s’inquiète le responsable des régies publicitaires, Mouhamed Badiane. Ce qui avait poussé les autorités de l’époque à ‘‘mettre un terme au pillage de notre marché publicitaire par une réglementation des activités de la publicité’’, dans l’exposé des motifs de la loi de 1983. Mais pour un décret d’application qui se fait attendre depuis...
Une nouvelle loi en fin d’année ?
Alors qu’en France la publicité est soumise à l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) avant diffusion même ; qu’en Côte d’Ivoire existe l’Agence pour le haut conseil de la pub ; et que la Guinée s’est dotée du Conseil supérieur de la publicité, qui centralise tout ce qui se fait en la matière, le Sénégal se cherche toujours. Le Directeur de la Communication promet une loi pour la fin de l’année. ‘‘Nous avons déjà eu deux à trois réunions pour faire une nouvelle loi beaucoup plus apte à intégrer toutes les évolutions qu’il y a eues entre la première mouture et maintenant. Nous en sommes aux termes de référence’’, fait savoir Alioune Dramé. Qui poursuit : ‘‘Nous allons les terminer et proposer une nouvelle réglementation aux autorités avant la fin de cette année’’.
Pourtant une autre source proche du dossier affirme que ce n’est pas demain la veille. Ce trou noir législatif est la résultante d’un manque de statistiques fiables même auprès des agences. Les 20 milliards d’investissements de l’an dernier dans le secteur ne sont peut-être que la partie visible de l’iceberg. ‘‘On ignore le manque à gagner à cause d’une terrible opacité des informations. Finalement cela nuit à tout le monde : aux agences, aux médias, et à l’Etat’’, déplore Oumou Souloy. Son agence, Mc Cann, est à la manœuvre pour faire adhérer les grandes enseignes à un cadre légal de transition qui mettrait fin à la pagaille provisoirement et occuper les devants face à l’affluence d’autres groupes étrangers. ‘‘Après l’arrivée de la TNT, ça devrait aller’’, espère-t-elle. Une autre paire de manches.
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TROIS QUESTIONS A...
Clédor Guèye, (Planeur stratégique à l’agence Dak’Cor)
‘‘ La démarche des télévisions va tuer les agences ’’
Le constat est général ; la publicité n’est pas contrôlée au Sénégal. Y-a-t-il autorégulation dans vos interactions avec les autres agences ?
Le problème, ce n’est pas la concurrence avec les autres agences. Il y a de la responsabilité dans les interactions, bien qu’il n’y ait pas un cadre global légalisé. Nos rivaux sont ceux qu’on appelle nos ‘‘fournisseurs’’. La RTS démarche directement les annonceurs alors que dans la logique, ces derniers devraient passer par les régies pour véhiculer leur spot. Quand on va dans les télés, elles mettent sur leur grille tarifaire qu’un spot de 30 secondes coûte 332 mille FCFA par exemple. En tant qu’agence, j’ai une remise, une commission de 20%. Mais les télés préfèrent aller voir directement les annonceurs pour un spot à 300 mille et peuvent proposer jusqu’à 150 mille. C’est cela qui peut tuer les agences de communication. C’est dans l’avantage de tout le monde qu’on puisse régir ce milieu. Si les annonceurs ont maintenant la possibilité de voir directement le support, on n’aura plus d’agences. En plus, les personnes qui sont dans le milieu avec un ou deux ans de pratique veulent toutes ouvrir des agences. Nous en avons une multitude au Sénégal alors qu’il n’y en a moins d’une dizaine qui sont vraiment respectables.
On vous reproche d’avoir une agence qui fait partie du groupe D Media avec tous les supports de presse. Cela ne fait-il pas bizarre, comme l’ont soulevé certains ?
Quand vous allez en Europe ou aux Etats-Unis, il y a une spécialisation du domaine de la communication. Ce qui veut dire qu’il y a des agences strictement spécialisées dans la conception, dans le conseil en communication-marketing, des agences qui ne font que du media-buying (achat de pub à la télé, radio, insertion publicitaire). Au Sénégal, tel n’est pas le cas. Les agences font du tout : conseil, conception, production, et achat d’espace. Tout le monde fait tout. Au-delà d’être une agence conseil en communication, nous sommes effectivement un groupe. Et toutes les sociétés qui y sont sont indépendantes. Zik Fm a son propre directeur général avec un personnel propre. C’est le cas de Dak’Cor qui est l’agence de communication. Nous nous battons de la même manière que les autres pour avoir de l’achat d’espace. Quand je pars à la radio ou sur la Sen TV, on me considère comme un client et c’est la même relation que j’ai avec la Rfm ou Walfadjri. Nous payons pour faire passer les spots. Il n’y a aucun problème à ce niveau. Dak’cor est une agence de com, pas une régie.
Vous êtes la seule grande agence totalement sénégalaise dans le secteur. Comment arrivez-vous à tirer votre épingle du jeu ?
A la naissance de Dak’Cor en juillet 2003, c’était encore plus difficile. A cette époque, toutes les agences au Sénégal étaient étrangères à 100%. Mais contrairement à ce que les gens pensent, nos premiers clients, et les meilleurs, étaient étrangers. On a eu à gérer l’achat d’espace de la Banque Centrale pendant huit ans au Sénégal. Western Union, Danone... Il n’y a que des multinationales qui nous font confiance. Nous n’avons pas la possibilité de travailler avec les sociétés locales. Le cas échéant, c’est momentané. Il serait plus intéressant que la communication reste au sein des structures sénégalaises, qu’elles puissent s’entraider.