La survie de l’État en jeu
Saisi par les députés contre le report de la Présidentielle du 25 février 2024, le Conseil constitutionnel tient entre ses mains le destin du Sénégal. De sa décision dépend, en grande partie, la stabilité des institutions.
Comme l’on pouvait s’y attendre, la loi constitutionnelle relative au report de l’élection présidentielle du 25 février 2024, à travers une dérogation apportée à l’article 31 de la Constitution, a été portée devant le Conseil constitutionnel. Mandataire du candidat Bassirou Diomaye Faye, membre du cabinet d’Ousmane Sonko, Amadou Ba donne l’information sur sa page Facebook : ‘’39 députés de Yewwi Askan Wi (groupe parlementaire la plus représentative de l’opposition) viennent de saisir le Conseil constitutionnel pour contester la loi constitutionnelle qui reporte l’élection présidentielle au 15 décembre 2024…’’
Cette saisine s’appuie sur l’article 75 de la charte fondamentale qui dispose : ‘’Le Conseil constitutionnel peut être saisi d’un recours visant à faire déclarer une loi inconstitutionnelle’’, soit ‘’par le président de la République…’’, soit ‘’par un nombre de députés au moins égal au dixième des membres de l’Assemblée nationale, dans les six jours francs qui suivent son adoption définitive.’’
Sur la cinquantaine de députés qui avaient voté contre la révision, 39 sont annoncés parmi les signataires de la saisine déposée hier au niveau du CC. Tous sont membres du groupe parlementaire Yewwi Askan Wi, à en croire le post d’Amadou Ba. Où sont donc les autres députés qui n’étaient pas favorables au projet de report ? Ont-ils été associés par leurs collègues de Yewwi Askan Wi ?
Selon certaines informations, il y a eu bel et bien des tractations pour déposer un recours collectif, mais cela n’a pas abouti. Joint par téléphone, le député Aba Mbaye de Taxawu Sénégal explique : ‘’On a effectivement voulu travailler sur ce schéma (un seul recours). Mais comme les juristes chargés de rédiger les recours sont différents, on allait passer beaucoup de temps sur des interprétations ou des problèmes de formulation. Finalement, il a été convenu de déposer séparément. Ce qui n’empêche pas d’avoir une communication commune comme on l’a fait le jour de la séance à l’Assemblée nationale.’’
Ainsi, après le recours de YAW déposé hier, celui de Taxawu et ses néo-alliés, les députés non-inscrits, sera déposé aujourd’hui, conformément aux dispositions de l’article 75 de la Constitution.
Selon cette disposition, il faut en effet un dixième de l’Assemblée, soit 17 députés, pour saisir le Conseil constitutionnel. Taxawu, qui n’a que 14 députés, peut compter, si l’on en croit Aba Mbaye, sur les députés non-inscrits que sont : Thierno Alassane Sall, Papa Djibril Fall (également candidats à la Présidentielle) et Ndèye Fatou Guissé de Fekke Maci Boole (mouvement politique de Youssou Ndour).
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Ce qui est sûr, c’est que du côté de l’Exécutif, tout a été déployé pour éviter un scénario catastrophe. En effet, si le Conseil constitutionnel déclare la loi portant report de l’élection non conforme à la charte fondamentale, tout le processus enclenché depuis quelques jours par Macky Sall et sa majorité parlementaire élargie va tomber à l’eau. Le report du scrutin souhaité n’aurait plus aucune base légale. Alors, le président de la République aurait le choix entre deux options : soit renoncer à son report et faire tenir le scrutin le 25 février comme cela a été initialement prévu, soit foncer et recourir à l’article 52 qui lui confère des pouvoirs exceptionnels, notamment celui de dissoudre le Conseil constitutionnel, comme le prétendent certains experts.
Sur les conditions pour que le président puisse recourir à cet extrême, la Constitution précise à son article 52 : ‘’Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité du territoire national ou l’exécution des engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate, et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ou des institutions est interrompu, le président de la République dispose de pouvoirs exceptionnels.’’
Ce serait un tournant dangereux dans la crise que traverse le Sénégal. Déjà, certains alliés du président montent au créneau pour tirer la sonnette d’alarme. C’est le cas, par exemple, du porte-parole du Parti socialiste Abdoulaye Vilane, qui alerte : ‘’D'une crise artificielle entre les institutions, on s'achemine vers une véritable crise institutionnelle, si le président recourt à l’article 52.’’
Le risque, selon lui, est que beaucoup de juges, ‘’par corporatisme’’, pourraient prendre fait et cause contre l’Exécutif. ‘’La position d'être avec Macky Sall dans BBY sera de plus en plus intenable pour tout parti épris de la République et de la démocratie dans notre pays’’, estime le socialiste qui a pourtant voté la loi. Et il persiste, très alarmant : ‘’On s'achemine inéluctablement vers un coup d'État militaire. Peut-être que c'est ce que veut Macky.’’
C’est donc le destin du Sénégal qui se trouve entre les mains des juges du Conseil constitutionnel. Vont-ils valider ou non la loi votée par l’Assemblée nationale ?
Ce que disait le professeur Babacar Kanté sur l’incompétence du Conseil
Selon une jurisprudence constante, le Conseil constitutionnel s’est très souvent déclaré incompétent, quand il s’agit de statuer sur la constitutionnalité des lois constitutionnelles. Le Pr. Ismaila Madior Fall est d’ailleurs monté au créneau pour rappeler cette jurisprudence. ‘’Le pouvoir constituant, souligne-t-il, est souverain et ne peut être sujet à un contrôle. En conséquence, le Conseil constitutionnel s'est toujours déclaré incompétent pour contrôler une loi constitutionnelle et cette dernière bénéficie donc d'une injusticiabilité. De même, certains décrets, comme celui abrogeant la convocation du collège électoral, sont considérés comme des actes de gouvernement et ne peuvent faire l'objet de recours pour excès de pouvoir’’.
De l’avis d’Amadou Ba (Pastef), Ismaila Madior Fall et compagnie se trompent lourdement sur la compétence du Conseil constitutionnel. Tout en admettant que le Conseil constitutionnel ‘’s’est effectivement toujours refusé de contrôler les lois de révision constitutionnelle’’, il invoque deux limites posées par la haute juridiction. D’une part, indique-t-il, ‘’la loi constitutionnelle ne doit pas être prise dans les périodes où la Constitution interdit expressément toute révision constitutionnelle comme en période de suppléance du président de la République décédé ou lorsqu’il utilise ses pouvoirs exceptionnels au titre de l’art 52 de la Constitution’’.
D’autre part, ajoute-t-il, ‘’la révision constitutionnelle ne doit pas toucher aux dispositions intangibles de l’art 103 sur la durée et le nombre de mandats et sur la forme républicaine de l’État’’.
Pour Amadou Ba, ‘’il est évident que la loi constitutionnelle de report de l’élection présidentielle entraîne de jure et de facto un rallongement du mandat présidentiel en violation de l’art 103 de la Constitution. Le Conseil constitutionnel exercera son contrôle ‘minimal’’’.
En d’autres circonstances, il faut admettre que les chances de succès de tels recours seraient minimes. Dans un article en date de 2019, l’éminent constitutionnaliste, le Pr. Babacar Kanté, disait : ‘’Pour des raisons éthiques, pour des raisons déontologiques, un avocat honnête ne devrait pas encaisser un franc, si un requérant lui demande d’attaquer devant le Conseil constitutionnel une loi de révision constitutionnelle. Il doit savoir qu’il est de jurisprudence constante que le juge sénégalais ne se reconnait pas compétent sur cette question. Ça, même nos étudiants de première année le savent.’’
Outre le contrôle des lois constitutionnelles, le professeur citait parmi les matières où la juridiction se déclare toujours incompétente : ‘’Quand il a été saisi pour apprécier un décret qui est un acte administratif et dont l’appréciation doit être soumise au juge administratif.’’
Amadou Ba (Pastef) sur les limites à l’incompétence du Conseil constitutionnel
Si cette posture est reconduite, le Conseil constitutionnel ne saurait écarter ni le décret présidentiel ni la loi portant report de la date du scrutin présidentiel de 2024. Mais ce qui fait plus peur au camp du pouvoir, ce serait des velléités de vengeance du Conseil constitutionnel, dont certains membres ont été trainés dans la boue. D’ailleurs, la question qui se pose est de savoir si les deux juges accusés directement de corruption, en l’occurrence Cheikh Tidiane Coulibaly et Cheikh Ndiaye, pourront-ils siéger dans cette affaire ?
En tous les cas, c’est de la décision qui en sortirait, que dépend le sort de la Présidentielle de 2024. Selon les termes de l’article 75, ‘’le délai de la promulgation est suspendu jusqu’à l’issue de la décision du Conseil constitutionnel déclarant la loi conforme à la Constitution’’.
Pour rappel, le Conseil constitutionnel comprend sept membres nommés par décret pour six ans non renouvelables, dont un président et un vice-président. Aux termes de l’article 4 de la loi organique n°2016-23 du 14 juillet 2016, les membres du Conseil constitutionnel sont choisis parmi ‘’les magistrats ayant exercé les fonctions de Premier président de la Cour suprême, de procureur général près la Cour suprême, de président de chambre à la Cour suprême, de premier avocat général près la Cour suprême, de président de Cour d’appel et de procureur général près une Cour d’appel…’’. Ils peuvent aussi être choisis parmi les professeurs titulaires de droit, les inspecteurs généraux d’État, les avocats. Actuellement, six parmi les sept sages sont des magistrats. Le septième est un avocat. La loi exige une expérience de vingt ans pour les candidats au poste. Aux termes de l’article 5 de la loi organique susvisée : ‘’II ne peut être mis fin, avant l’expiration de leur mandat, aux fonctions des membres du Conseil constitutionnel que sur leur demande, ou pour incapacité physique, et sur l’avis conforme du conseil.’’
MOR AMAR