Le foncier, l’autre « crise casamançaise »
Au mois de décembre 1982, la Casamance naturelle fut plongée dans un conflit armé qui a favorisé le déplacement forcé de plusieurs villages. Un rapport interne du Programme d’appui au développement socioéconomique pour la paix en Casamance (Procas) indique que 231 villages avaient été abandonnés, avec 60 000 déplacés intérieurs. De retour dans les terres de leurs ancêtres, après des décennies d’errance, des villageois de cette partie du Sénégal qui savourent l’accalmie dont jouit la Casamance découvre une autre réalité : les litiges fonciers. Ces nombreux différends risquent de rappeler aux Casamançais les dures années de braise si les autorités compétentes ne désamorcent pas cette bombe à retardement.
ZIGUINCHOR- Des litiges qui découlent du foncier, Ziguinchor en a vécu dans le temps et continue d’en vivre. Jusqu’ici, la région a enregistré, au total, 26 litiges fonciers dont quatre (04) qui sont liés au problème de lotissement, neuf (09) au problème de délimitation, six (06) entre particuliers et sept (07) autres proviennent des conflits communautaires. C’est ce qui est ressorti d’une étude de la Direction générale de l’administration territoriale dont les statistiques ont été rendues publiques la première quinzaine du mois de mai 2024.
Actuellement, à Ziguinchor, le différend foncier qui alimente les débats reste celui de Baraf. Le samedi 11 mai 2024, les habitants de ce village situé dans la collectivité territoriale de Niaguis ont fait part de leur colère, l’exposant dans la rue. Les populations qui dénoncent une expropriation sans précédent de leurs terres au profit d’une minorité couvée par les autorités municipales se disent déterminées à aller jusqu’au bout de leur logique, quitte à y laisser leur vie.
Habitant de Baraf et porte-parole du comité de veille pour la défense des intérêts de ce village, Boubacar Diallo demande au Conseil municipal de Niaguis d’abdiquer et de ne pas suivre « les bandits fonciers » dans leur volonté de piller leur principale ressource. « Le mardi 30 avril 2024, nous avons organisé une marche pour fustiger la réouverture du dossier du foncier de Baraf. Nous avons tenu à alerter les autorités administratives et municipales. À notre grande surprise, nous avons constaté, quelques jours après, que des personnes qui disent être propriétaires de terres dans notre propre village se sont précipitées pour y entamer des constructions. Nous pensons que ces constructions ne sont pas légales parce que ces espaces sont réservés à la construction des infrastructures sociales de base. Ces terres ne doivent pas profiter à une petite catégorie de personnes.
C’est inadmissible », s’offusque-t-il. Fulminant, Boubacar Diallo soutient que leurs espaces réservés aux équipements publics (marché, écoles, poste de santé etc.) ne doivent en aucun cas, être morcelés et vendus pour être des parcelles à usage d’habitation. « Nous ne devons pas accepter que des gens fassent ce qu’ils veulent de nos terres. Cette forfaiture doit cesser. Ça fait longtemps qu’on en parle mais les autorités ne nous écoutent pas. Nous sommes prêts à défendre nos terres à notre manière », prévient-il. Le ton loin d’être mesuré, le porte-parole du comité de veille pour la défense des intérêts de Baraf affirme que les habitants vont se dresser contre les individus qui vont s’aventurer à spolier leurs terres. « Nous sommes prêts à assumer nos responsabilités. Mais, ce qui est sûr, c’est qu’on ne va plus tolérer une quelconque spoliation foncière ici, à Baraf. Tout ça, c’est fini », s’indigne Boubacar Diallo, rappelant que tout le monde est au courant du problème foncier de Baraf.
Membre de la société civile ziguinchoroise et coordonnateur national de Vision citoyenne et habitant de Baraf, Madia Diop Sané invite les autorités compétentes et étatiques à agir avant qu’il ne soit « trop tard parce que le massacre de Boffa-Bayotte était parti d’une simple coupe de bois ». En Casamance, le foncier, ressource indispensable, est à l’origine de plusieurs conflits qui peuvent impacter la vie communautaire. Pour Madia Diop Sané, il appartient à l’État du Sénégal de travailler à trouver une solution définitive à ces différends fonciers. « Si l’État décide d’y mettre un terme, il peut freiner tous ces délinquants fonciers. Nos parents nous ont légué ces terres. Nous n’avons pas de comptes bancaires plein d’argent. Donc, nous n’allons pas accepter que des gens viennent d’ailleurs pour se partager nos ressources », martèle le patron national du mouvement Vision citoyenne, précisant que la Casamance a déjà connu par le passé une page très sombre de son histoire et que le foncier ne doit pas devenir un autre conflit casamançais.
Accablée dans ce dossier, la mairie se défend
Le litige foncier opposant les habitants du village de Baraf à la municipalité de Niaguis ne date pas d’aujourd’hui. Pourtant, tout était calme dans cette zone. C’est au mois d’avril 2024 que ce dossier a resurgi. Déjà, au mois de février 2023, les populations de Baraf avaient accusé la maire de la commune, Victorine Anquediche Ndèye, d’être de connivence avec « les délinquants et vampires fonciers qui veulent brader les terres de notre village ». Pour se défendre, l’ancienne Ministre de la Microfinance, de l’Économie sociale et solidaire a eu à organiser un point de presse le 20 février de la même année pour recadrer ses « détracteurs ». « J’ai été citée dans une affaire foncière, avec des déclarations me présentant comme une complice de vampires fonciers. Je tiens avant tout, à m’inscrire en faux face à de telles allégations. Je peux comprendre la frustration ressentie devant un manque de communication entre le collectif (Baraf) et la mairie.
Mais, je n’accepte pas que, cette mairie soit incarnée par ma seule personne », avait-elle répliqué lors de ce face-à-face avec des journalistes. Avant de rappeler qu’elle n’est mêlée ni de près ni de loin à cette histoire d’expropriation foncière. D’ailleurs, depuis 2022, date marquant son arrivée à la tête de cette collectivité territoriale, elle dit avoir demandé à la commission domaniale de ne recevoir aucun franc Cfa de frais de bornage. « Je suis le maire de la commune de Niaguis. Et j’assume la responsabilité de la charge. Il m’est reproché d’être entourée de vampires et de ne pas vouloir faire l’audit du foncier. J’ai porté à la tête de la commission domaniale une femme connue et reconnue pour sa probité (…). J’ai assumé publiquement le problème foncier de Niaguis même si je n’en suis pas comptable. Je souhaite, dès lors, appeler les uns et les autres à faire preuve de retenue », s’était-elle défendue pour laver son honneur.
Une bombe désamorcée à Kantène et à Oussouye
Dans la région de Ziguinchor, la cartographie des litiges fonciers concerne pratiquement tous les trois départements. En revanche, certains ont été plus virulents. En 2021, le feu a couvé à Kantène, un quartier du village de Mandina Mancagne. Situé dans la commune de Niaguis, département de Ziguinchor, cette localité déjà célèbre à cause du naufrage du bateau « Le Joola » a été sous le feu des projecteurs à cause d’un litige foncier sur une superficie de 25 hectares. Des populations dudit quartier, exploitants agricoles, pour la plupart, ont failli en venir aux mains avec une autre partie adverse, notamment les membres de la coopérative de la société Sen’Eau. Tout simplement, parce que ces deux communautés revendiquaient, chacune, la paternité de ces terres. Au fil des jours, la situation s’était envenimée. N’eut été l’intervention des éléments de la gendarmerie, le pire s’y serait produit. Plus d’une semaine après la descente des agents de la gendarmerie nationale, la Commission nationale du dialogue des territoires (Cndt) avait décidé enfin de s’autosaisir de ce dossier explosif. La structure dirigée par l’ancien Ministre Benoît Sambou avait envoyé un émissaire sur place en la personne du conseiller technique, Xavier Diatta. Sa mission était claire : réconcilier les populations avec leur administration territoriale avant de leur proposer un plan de sortie de crise. Il avait réussi son coup d’essai.
Ce jour-là, c’est-à-dire, le 27 mai 2021, l’envoyé spécial de la Commission nationale du dialogue des territoires avait réussi à calmer les esprits au terme d’une audience publique qui a vu la participation des deux parties belligérantes. Prenant la parole à la suite de Xavier Diatta, le président du collectif des habitants et planteurs de Kantène, Mouhamed Bailo Diakité avait exprimé ses regrets du fait de la manière avec laquelle s’était déroulé le lotissement dans leurs propres champs. « Nous sommes ici depuis 40 ans. Nous sommes en pleine campagne d’anacarde. Nous déplorons le fait qu’il n’y ait pas eu un processus inclusif avant de procéder à un terrassement quelconque. Ils ont débarqué sur nos terres sans nous prévenir. Nos anacardiers ont été terrassés et des bornes plantées dans nos champs. Nous n’étions pas au courant. Nous voulons une résolution définitive de cette crise parce que nous sommes fatigués », s’était désolé M. Diakité, rappelant que s’il y avait eu des discussions au préalable « on aurait évité cette crise ». Quelques jours plus tard, un document de conciliation avait été proposé aux uns et autres. Une étape qui marque le début d’une nouvelle ère dans cette contrée où le lotissement en question est légal mais contesté par les habitants du quartier de Kantène.
Des morts à cause de la terre
Dans le sud du pays, les litiges fonciers ne datent pas d’aujourd’hui. Par le passé, la terre avait déjà englouti des fils de la verte Casamance à cause des conflits qui découlent de cette ressource naturelle. C’était bien avant le début du conflit armé en Casamance. Car, vers la fin des années 1970, des affrontements sanglants avaient éclaté dans le Blouf, dans le département de Bignona, entre les villages de Diatock et Affiniam. Les informations relayées par la presse à l’époque faisaient état de 40 morts. D’après un de nos interlocuteurs, ce conflit lié au foncier avait duré plusieurs semaines. De plus, renseigne notre source, il a fallu déployer les éléments de la gendarmerie pour calmer tout le monde. Dans la même période, dit-on, Kagnabon et Bessire ainsi que le village de Bodé et Elana, dans le même département ont eu à vivre des moments de troubles intenses à cause de la terre.
Un blessé dans des affrontements terriens
Kantène n’est pas la seule localité qui a eu à souffrir de la problématique foncière. À Oussouye, en 2018, un conflit de ce genre a eu à opposer le village éponyme à celui de Mlomp, commune située dans l’arrondissement de Loudia Wolof. Ici, on se dispute les fameuses terres de Djihouwa, en allant vers Loudia Wolof. Sur ce dossier précis, ce sont les habitants d’Oussouye qui ont réclamé « l’extension de leur commune jusqu’à la limite de l’exploitation de leurs terres qui est au-delà de la délimitation de la commune faite en 1960 ». Pour eux, ladite délimitation n’avait pas pris en compte leurs terres d’exploitation agricole qu’ils disent avoir hérité de leurs grands-pères. Affirmant que ces terres leur appartiennent, ces populations d’Oussouye ont entrepris des démarches pour récupérer ce qui leur revenait de droit. Mis au courant de cette affaire, les habitants de Mlomp leur ont opposé un niet catégorique. À leur tour, ils réclament la paternité de Djihouwa. Pour les Mlompois, toute cette bande de terre appartient aux habitants de Djicomole, un des quartiers de cette commune de plein exercice. C’est le début d’une crise dans ces forêts. Car, un jour, des gens d’Oussouye avaient été tabassés par le camp adverse. De plus, en 2019, lors de ces affrontements, un jeune homme habitant le quartier Kalélame d’Oussouye avait été blessé par balle. À Oussouye, le dossier foncier de Djihouwa était très complexe. Heureusement que, grâce à l’implication des autorités administratives et coutumières et la Commission nationale du dialogue des territoires (Cndt), cet épisode malheureux a été dépassé et les ardeurs se sont calmées par la suite.
DIAKÈNE DIOLA VS ESSAOUT Un « bain de sang » évité de justesse Tout comme Oussouye et Mlomp, le village de Diakène Diola, dans la commune d’Oukout et celui d’Essaout, dans la commune rurale de Santhiaba Manjack ont failli en venir aux mains en 2018. Ces deux localités frontalières se disputaient des terres abritant régulièrement des plantations d’anacardiers. Chaque partie revendique la paternité de ces terres. Le 06 mai de la même année, des jeunes du village d’Essaout ont fait irruption dans une partie du village de Diakène Diola pour s’en prendre à un enseignant du nom de Edgard Bassène ayant construit sa maison non loin des vergers litigieux. Sous la menace des jeunes, ce dernier, par peur d’être brutalisé a décidé de se réfugier dans un coin du plafond de sa maison. Une fois sur place, révèle le site infos15.com, qui a eu à interroger la victime, ces jeunes d’Essaout ont constaté l’absence du chef de famille qui les entendait du haut de sa maison. Ils menacèrent d’enlever ses deux filles. Sous les cris incessants des fillettes, Edgard Bassène sortît de sa cachette. Il sera ensuite arrêté et conduit jusqu’au village d’Essaout où il avait été fait prisonnier pendant quelques heures avant d’être relaxé. Pendant cette séquestration, M. Bassène dit avoir subi toutes sortes de tortures. Informées de cette situation, les populations de Diakène Diola commencèrent à s’organiser pour la riposte. À Essaout également, les habitants étaient prêts à en découdre. Cependant les autorités territoriales, notamment les sous-préfets des arrondissements de Loudia Wolof et de Cabrousse ainsi que le commandant de la brigade de gendarmerie d’Oussouye d’alors s’étaient très vite saisis de ce dossier foncier permettant ainsi d’éteindre le feu qui couvait. Plus tard, le roi d’Essaout, sa majesté Silondébile Sambou, qui nous avait reçus au mois d’août 2022 dans le cadre d’un reportage, avait usé de toute sa stratégie communicationnelle et sa position de médiateur social pour convaincre les deux parties belligérantes « de déposer les armes ». Depuis lors, le calme est revenu dans ces deux villages, voisins immédiats. DIAKÈNE DIOLA ET BOUKITINGHO Un conflit foncier toujours d’actualité Dans le temps, les villages de Diakène Diola et de Boukitingho ont également connu une situation similaire. Les deux parties se disputent jusqu’ici des terres qui se trouvent dans les profondeurs des forêts de Koufouta, non loin du village de Diantène. Au milieu des années 2000, une plainte avait été servie à des habitants du village de Boukitingho. Quelques semaines plus tard, ils avaient été placés sous mandat de dépôt. Ces pères de famille poursuivis pour exploitation illégale des terres d’autrui avaient, par la suite, été relaxés par le Tribunal. Depuis lors, le sous-préfet de l’arrondissement de Loudia Wolof a ordonné l’arrêt de toute exploitation agricole sur ces terres litigieuses jusqu’à nouvel ordre. Au Sénégal, le foncier est devenu une ressource convoitée par tous. Une convoitise source de nombreux différends avec des ramifications qui en rendent difficile la résolution. En Casamance, une zone qui a déjà souffert d’une crise armée, vieille de quatre décennies, c’est une autre réalité qui s’installe avec une « guerre » au parfum de terre. MEILLEURE GESTION FONCIÈRE AU SÉNÉGAL Le Procasef, un outil performant ? Placé sous la tutelle du Ministère des Finances et du Budget, le Projet cadastre et sécurisation foncière (Procasef) qui vise à mettre en place un cadastre national à travers la dématérialisation d’un système d’informations fiables, est désormais déployé dans la région de Ziguinchor où les opérations dudit projet ont été lancées le 02 mai dernier. ZIGUINCHOR- Dans les régions, dans les départements, dans les communes et même dans les villages, on constate une pression foncière terrible, avec le festin des spoliateurs. Pour venir à bout de cette problématique majeure, l’État du Sénégal, avec le soutien financier de la Banque mondiale, a décidé de la mise en place du Projet cadastre et sécurisation foncière. Objectif : parvenir à une meilleure gouvernance foncière sur toute l’étendue du territoire national. À Ziguinchor où 27 agents fonciers ont déjà été formés, c’est l’heure de la mise en œuvre d’une des phases du Procasef. Venu présider la cérémonie le 2 mai dernier, l’adjoint au gouverneur de Ziguinchor chargé des affaires administratives, Sidy Guissé Diongue, avait salué l’arrivée d’un tel projet dans cette capitale régionale. Un projet qui, à ses yeux, vise à renforcer la gouvernance et la sécurisation foncière rurales au Sénégal. « La gestion du foncier est une problématique qui affecte la quasi-totalité des régions et communes du pays. Donc, le Procasef qui intervient dans plus de 130 communes va contribuer à la résolution des crises aux relents fonciers », a soutenu M. Diongue, proche collaborateur du gouverneur Mor Talla Tine. |
Par Gaustin DIATTA (Correspondant)