« Le moment pour réorienter la stratégie semble mal choisi »
Au moment où le nombre de cas se multiplie, que les choses semblent plus que compliquées dans la lutte contre la Covid-19, l’Etat du Sénégal a décidé d’assouplir les mesures prises jusqu’ici pour barrer la route à la pandémie. Pourquoi ce choix ? Est-ce rationnel ? Les Sénégalais sont-ils prêts ou peuvent-ils respecter les mesures conditionnant l’ouverture des lieux de culte, etc. ? Le socio-anthropologue Sylvain Landry Birane Faye répond à toutes ces questions.
Quelle lecture faites-vous du discours du président Sall ?
Depuis ce discours, les réactions ont été nombreuses, illustrant la difficulté de l’action gouvernementale en temps de crise. Toutefois, plutôt que de les voir sous le seul angle de la critique, il faut se féliciter de l’expression d’une conscience et exigence citoyennes, qui montre que les Sénégalais veulent participer au débat citoyen. On retient de la déclaration du président l’appel à la responsabilité individuelle et sociale, afin de pouvoir vivre avec le virus et l’orientation vers une stratégie de la réduction des risques.
Cette dernière considère que, puisqu’il est impossible d’annihiler les risques liés aux virus (utopie de risque zéro), il faut aller les mitiger en réduisant leurs méfaits. Face à l’incertitude, il est possible de compter sur les populations pour réduire les risques, en portant les masques, en adoptant les gestes barrières, la distanciation physique. La responsabilisation des communautés que le président vient de reconnaître, est une des clés de la lutte que les socio-anthropologues n’ont cessé de proclamer (sans toujours se faire entendre ou comprendre). Il est heureux (et pas trop tard) que les autorités sanitaires se tournent vers cette démarche participative ayant pour objectif de responsabiliser et d’encourager la pleine participation des communautés dans la promotion de leur santé.
Ce principe sous-tend toutefois l’inclusion de l’ensemble des groupes sociaux d’une communauté, leur leadership dans le processus, la responsabilisation de toutes les parties prenantes, avec le concours des autorités administratives et traditionnelles. Au-delà de la peur de la transmission communautaire, il est utile que les Sénégalais apprennent à gérer et vivre avec les épidémies, plutôt que de les infantiliser, sous prétexte de leur irresponsabilité largement relayée et débattue dans l’espace médiatique, surtout en temps d’épidémies.
Comment appréciez-vous la décision de rapatrier les corps de Sénégalais morts de Covid-19 et de reprendre l’activité économique ?
La décision de rapatriement encadré des corps de compatriotes décédés de la Covid-19, au-delà des risques épidémiologiques, est une approche humanisante qui mérite d’être soutenue, parce que contribuant à rassurer nos compatriotes et les familles restées au pays. Dans ces moments où le risque bio-sécuritaire est non négligeable, il est pourtant important de permettre aux familles qui le souhaitent de bien enterrer leurs membres, conformément aux impératifs culturels, sociaux et religieux, avec l’encadrement nécessaire pour éviter l’infection. Cette décision est plus acceptable que celle d’accompagner en achetant des tombes dans les cimetières de chaque religion, que ça soit pour que les Sénégalais décédés de Covid-19 dans les pays touchés soient inhumés là-bas.
Ainsi, avec le retour au pays natal, les familles pourront enterrer leurs parents dignement et surtout commencer le deuil. Enfin, en raison des effets sociaux et économiques à moyen et long terme des mesures restrictives mises en œuvre jusque-là, on peut comprendre la position de l’État consistant à rouvrir et à reprendre les activités économiques. Cette décision donne un écho favorable à une de nos précédentes publications où on considérait que dans un pays où la majorité de la population dépend à 90 % de l’économie informelle, interdire les déplacements est un moyen de créer un autre ‘’drame social’’ plus grave que la pandémie. Le secteur économique sénégalais a été perturbé par la pandémie et les agitations des commerçants, des transporteurs, du secteur des petites et moyennes entreprises étaient suffisamment montantes pour que le président ait le courage d’assouplir les mesures restrictives, afin de leur permettre de sortir la tête de l’eau. Sur la même lancée, il est utile de définir des mesures compensatoires afin d’éviter des pertes importantes de substances et/ou des faillites aussi bien pour les familles que pour les entreprises. Certains ménages ont été déjà perturbés par ces mesures et leurs capacités de résilience rudement mises à l’épreuve. Il faut développer une politique de famille, une politique sociale et de l’emploi plus soutenue, de protection sociale des plus vulnérables et l’adapter aux nouvelles problématiques familiales posées par l’expérience de l’épidémie.
Toutes ces décisions sont-elles vraiment opportunes, sachant que la courbe épidémiologique est ascendante ?
L’analyse de ce discours pousse à s’interroger sur la temporalité à laquelle l’État a décidé de changer de stratégie : il s’agit de la période où la maladie a pris une trajectoire ascendante rapide sans avoir encore atteint son pic, avec une démultiplication des cas (positifs, contacts et communautaires). Mieux, la déclaration du président de la République se réalise le jour où le pays a annoncé le plus grand nombre de cas (177 cas positifs en une seule journée) depuis que l’épidémie sévit dans le pays. Peut-on y voir une seule coïncidence ou le signe des atermoiements de l’action publique dans le champ de la santé ? Il ne s’agit nullement de remettre en cause le changement de stratégie, car l’expérience de la gestion des épidémies montre que les vérités d’hier peuvent être des erreurs aujourd’hui ; d’où l’importance d’une approche dynamique, afin de se réadapter au fur et à mesure qu’évolue la situation, sur la base de données probantes.
Cependant, le moment pour réorienter la stratégie semble mal choisi, d’autant plus que l’épidémie est dans une phase ascendante. L’expérience de la gestion des épidémies indique que c’est lorsque la courbe des infections devient descendante qu’il est d’usage d’apporter des modifications de grande ampleur dans la stratégie de lutte, comme c’est le cas au Sénégal. Lorsque des mesures autoritaires, coercitives ont été prises antérieurement, leur assouplissement ne peut pas être aussi brusque, sans y avoir préparé l’opinion populaire.
D’un point de vue socio-anthropologique, la temporalité de l’annonce questionne, dans la mesure où elle survient de manière brutale, au moment où la rigueur à propos de ces mesures restrictives a atteint son paroxysme et les populations ont été habituées à la peur par la communication du MSAS (ce qu’elles n’ont pas demandé). Elle questionne d’autant plus que cette annonce ne s’accompagne d’aucune mesure pouvant rassurer les Sénégalais, abaisser la peur et leur redonner confiance après que leur intelligence sociale a été violemment remise en cause par l’État. C’est la raison pour laquelle une telle annonce est vécue par les Sénégalais comme un aveu d’impuissance d’un État qui abandonne les citoyens et ne joue pas son rôle de protection. Il ne s’agit pas de remettre en cause la stratégie de responsabilisation des communautés que nous avons soutenue depuis le début de l’épidémie.
Il s’agit de s’interroger sur la forme de cette déclaration, sans aucune mesure pertinente d’accompagnement (à part les masques à distribuer et la fermeté de l’État pour qu’il n’y ait pas de relâchement), sans explications claires pour que les populations comprennent les conditions actuelles justifiant leur responsabilisation, que l’autorité politique leur a refusée depuis le début avec des mesures coercitives. On peut aussi s’interroger sur la période de l’approche de la fête de Korité pour assouplir les mesures. Est-ce une coïncidence ou faut-il y voir le signe de l’impuissance d’un État qui cède sous la pression du front religieux, au nom d’une supposée volonté de désarmer une bombe sociale ?
Cette dernière hypothèse nous semble plus probable, si on tient compte de la manière dont plusieurs autorités religieuses ont contesté la fermeture des mosquées et adopté progressivement des actes de défiance consistant à y organiser des prières. Selon certains observateurs, la position radicale de Léona Niassène qui, malgré les bons offices du ministre de l'Intérieur, a maintenu son engagement d'envahir les mosquées vendredi prochain et la volonté de Touba de permettre à plus de fidèles de pouvoir prier dans les mosquées, ont eu raison de la décision de l’autorité politique. Quelques jours avant le discours du président, une autorité religieuse musulmane a annoncé s’être entretenue avec lui, en révélant l’essence de leurs discussions et annonçant les grandes lignes des décisions qui seront prises. Le propos n’est pas de remettre en question le lien entre ces deux pôles. Comme le souligne Momar Coumba Diop (2013) à propos des rapports entre le spirituel et le temporel, ‘’les transactions entre eux ont toujours existé et été revêtues du manteau du secret, afin de préserver, au moins en apparence, la séparation et l’indépendance du religieux par rapport à l’État’’.
Toutefois, ce qui est nouveau, c’est un changement d’attitude (daté de l’arrivée d’Abdoulaye Wade au pouvoir) qui a conduit à ce que le religieux conteste aussi ouvertement les choix de politiques publiques et pousse à l’infléchissement de l’État. La position de l’Église catholique, à la suite de l’assouplissement, consistant à maintenir toutes les dispositions relatives à la suspension des messes hebdomadaires et dominicales à caractère public, illustre une certaine prudence dans l’action publique. Au-delà de contredire l’État, cette décision lui rappelle l’importance de décisions éclairées et prudentes, en particulier la nécessité de protéger la vie des citoyens, tant que le danger n’est pas maîtrisé.
Une telle situation endogène remet en cause l’idée tant répandue que la naissance de l’État moderne serait l’action historiquement conduite pour la séparation du séculier et du spirituel. Au Sénégal, les pratiques de l’État semblent être plutôt basées sur une remise en cause de ce principe de laïcisation.
Pensez-vous que les dispositions que l’Etat compte prendre seront respectées dans les lieux de culte ?
On peut discuter de l’opportunité et de la faisabilité de la réouverture des mosquées accompagnée d’une mesure de limitation des personnes (précisée par le ministre de l’Intérieur). Il est possible de se concerter avec les autorités religieuses (dont les imams et oulémas surpris par ce qu’ils appellent la volte-face de l’État) pour trouver les conditions possibles qui aideront à assurer la sécurité des personnes tout en respectant les mesures barrières.
Toutefois, à quel titre certaines personnes seraient plus habilitées que d’autres pour entrer y prier ? Plutôt que de laisser la porte ouverte aux inégalités sociales risquant de créer des contestations, il faut alors autoriser tout le monde et compter sur la responsabilité individuelle de chaque citoyen aujourd’hui, pour prier en respectant les gestes barrières. Dans la situation actuelle, il faut veiller à ce que la politique publique de santé et ses contradictions (Olivier de Sardan, Ridde, 2014) ne viennent démobiliser les soignants, les forces de la société civile qu’on a mobilisés pendant des semaines autour de la notion de gravité de la maladie et de l’impérieuse nécessité de rester chez soi.
Qu’est-ce qui peut expliquer, au-delà de la pression, ce qui peut être considéré comme un recul de l’Etat ?
Ce qui interroge aussi, c’est vrai, c’est l’apparente incohérence entre cet assouplissement subitement proclamé (allez aux marchés, lieux publics, mosquées et églises) et la violence des mesures coercitives jusqu’ici prônées (couvre-feu avec brimades policières) soutenues par une grande campagne de communication basée sur le slogan ‘’Restez chez vous’’ et la peur. Ce qui est frappant avec la Covid-19, c’est que la réaction initiale de l’État sénégalais a été plus intense que le mal lui-même. Le caractère nouveau de cette maladie l’a poussé à prendre des mesures inédites, en créant une psychose collective pour que les individus s’y engagent et les respectent. On a ainsi imposé un ensemble de normes afin de rompre la chaîne de transmission dans les communautés, en se basant sur l’argument de la gravité, refusant ainsi de reconnaître les ‘’capacités d’acteurs’’ des communautés. Subitement, après la communication de peur, l’État sénégalais veut maintenant faire confiance à ces mêmes communautés, dans leurs capacités à lutter contre le virus, tout en leur distribuant des masques. Il est vrai que l’action publique est dynamique et changeante, et une décision d’hier peut être contredite par celle d’aujourd’hui.
Pourtant, ce changement peut être mal interprété et perçu par les Sénégalais, surtout lorsqu’il se réalise dans certaines temporalités et ne s’accompagne pas d’une explication soutenue des mobiles de son évolution et d’un renforcement des capacités de résilience pour faire face au virus dans les communautés. Comme le soulignent Girard et Le Gall (‘’Libération’’, mai 2020) ‘’réduire les risques, c’est accepter le fait que les individus s’exposent à des dangers divers, par nécessité ou par choix, et les outiller pour composer avec, notamment en leur donnant les moyens de se protéger’’.
Les politiques de santé ne doivent pas être la voix de ceux qui ont la puissance d’État d’imposer des normes (sous la pression des autorités religieuses). Elles doivent être celles des communautés. Pour que les décisions prises puissent être acceptables par les communautés, il faut aussi que ces dernières les comprennent, s’y reconnaissent et qu’elles soient cohérentes : comment décider de rouvrir les écoles, la reprise du travail, alors que l’interdiction du transport interurbain est maintenue ? Cela voudrait-il dire que nos gouvernants ne sont pas au courant que les enseignants doivent voyager pour retourner à leurs postes de travail ? Ne savent-ils pas que certains Sénégalais font chaque jour le trajet aller-retour de Thiès (leur résidence) à Dakar leur lieu de travail ? De toute façon, si l’État ne corrige pas cette incohérence, le syndicat des transporteurs est en train de considérer l’interruption des transports interurbains comme caduque.
Par ailleurs, beaucoup de citoyens s’interrogent aujourd’hui sur la pertinence de maintenir le couvre-feu, quand on a décidé de permettre à nouveau la circulation des personnes. Que vaut cette mesure en termes de santé publique ? Le risque de transmission serait-il plus élevé la nuit que durant la journée, avec cette circulation humaine ? Y a-t-il des données probantes disponibles au Sénégal, de la part de l’expertise nationale, pouvant permettre aux Sénégalais de comprendre pourquoi le couvre-feu doit être maintenu ? Voilà des questions que se posent aujourd’hui les Sénégalais auxquelles les ‘’experts nationaux’’ accompagnant la réflexion étatique doivent apporter les réponses attendues pour éclairer l’opinion publique.
En réalité, la déclaration du président (prenant pour justification l’expertise scientifique nationale) vient nous conforter dans l’idée que ce ne sont pas les seules évidences scientifiques (évidences médicales, données probantes) qui président à la mise à l’agenda des politiques de santé publique (Evidence Based Policy), mais bien d’autres paramètres religieux, économiques et de lobbying.
Par ailleurs, si revenir à cette responsabilité sociale dans la lutte est une décision heureuse, cela peut être analysé comme l’aveu d’un échec de la politique de contingence de l’épidémie jusqu’ici adoptée. L’argument de l’expertise nationale évoquée pour justifier la décision étatique de réadapter la stratégie de lutte est aussi heureuse et illustre le fait que nous avons des compétences et un savoir-faire local, ressources avec lesquelles il faut compter. Toutefois, cela nous questionne en ce qui concerne le rôle joué (ou non) par cette expertise. Soit ces experts étaient engagés depuis le début, et on pourrait alors se demander s’ils ne savaient pas que les mesures coercitives ont toujours posé problème dans la gestion épidémique ? Cela voudrait-il dire que parmi ces experts, il n’y avait pas de spécialistes des sciences sociales pour aider et conseiller dans l’accessibilité, l’acceptabilité sociale et culturelle des mesures de lutte ? Soit ces experts n’ont pas été associés depuis le début, ce qui pourrait expliquer une politisation et technicisation de l’approche, qui va se révéler inadaptée à nos réalités depuis le début. On voit bien combien les politiques publiques de santé peuvent être contradictoires, non pas parce que la maladie est inconnue et dynamique, mais parce qu’elles sont importées et ne tiennent pas compte de nos réalités.
Au-delà du débat idéologique, la réouverture proclamée des lieux de culte est un aveu de non-faisabilité et de non-acceptabilité de la mesure antérieure de fermeture, dans nos contextes socio-culturels. Cet échec interroge aussi l’expertise locale dans la gestion des épidémies et le manque criard de pluridisciplinarité (qui ne s’arrête pas à la virologie, l’épidémiologie, la parasitologie, l’économie). L’épidémie est un événement socialisé dont la gestion dépasse le cadre biomédical. La présence des sciences sociales appliquées (histoire, géographie, sociologie, anthropologie, psychologie) dans le champ des épidémies, aux côtés des équipes épidémiologiques, est nécessaire non seulement pour ‘’ouvrir’’ les portes des communautés, mais aussi pour socialiser en amont et rendre les mesures plus faisables et acceptables. Il est utile aussi que les sciences sociales puissent éclairer l’action publique socialement et culturellement acceptable. Il ne s’agit pas d’un souhait, mais c’est une nécessité pour gérer les épidémies qui sont avant tout des processus sociaux. Par exemple, la question de la stigmatisation, qui est la prochaine épidémie sociale contre laquelle il faut lutter au Sénégal, après la Covid-19, reconnue par le président de la République comme préoccupation, ne peut pas être gérée sans une collaboration sérieuse avec ces sciences sociales.
La stigmatisation des personnes malades est un sérieux problème. Que faudrait-il faire pour arriver à bout de cela ?
L’appel des autorités étatiques à lutter contre la stigmatisation des personnes infectées et affectées par la Covid-19 est bienvenu, d’autant plus que le constat est réel sur le terrain. Même si nous sommes dans une société où la sociabilité est valorisée, il ne faut pas négliger l’expérience traumatisante de la Covid-19 qui a conduit à des scènes d’évitement des personnes guéries ou élargies de quarantaine, de retour dans leur quartier. Cela a sans doute des effets sur la nature des rapports sociaux et il est intéressant d’observer les nouvelles formes de solidarité ou de lien social qui pourraient se mettre en place. Ces personnes aspirent surtout à éviter ou enlever les étiquettes et stigmates sociaux, retrouver leur place et renouer un lien social apaisé avec leurs familles, leur entourage, leur quartier et les groupes sociaux d’appartenance. Une crise sanitaire s’accompagne souvent d’une stigmatisation qui ne touche pas seulement les familles, mais aussi les services de santé souvent désaffectés, perturbant la gestion des autres pathologies (paludisme, santé maternelle, etc.).
Cependant, au-delà de la proclamation de l’idée par le chef de l’État, aucune mesure concrète n’a été avancée pour opérationnaliser cette lutte. Il nous semble qu’avec cette nouvelle mesure d’assouplissement, c’est le moment de compter plus que jamais sur l’approche communautaire et promouvoir l’engagement des communautés pour qu’elles se responsabilisent. Dans ce cadre, il était attendu que les autorités sanitaires annoncent des mesures concrètes pour renforcer cette dynamique communautaire. Au lieu des millions de masques proposés, il est opportun d’investir les ressources de la solidarité nationale pour accompagner le travail communautaire plus important à ce moment de l’épidémie.
Aujourd’hui, les initiatives sont multiples au niveau des quartiers, des groupes sociaux, mais elles sont parcellaires, quelquefois concurrentielles, parce que souvent politisées ou peu coordonnées et renforcées au niveau des districts sanitaires. S’il faut une réponse systémique dans laquelle les initiatives des engagements communautaires peuvent avoir un espace d’expression, de coordination, d’orientation, d’action et de formation, il est plus que jamais du rôle des pouvoirs publics d’appuyer cette dynamique. L’appel à la responsabilité individuelle et collective dans la lutte doit s’accompagner d’un renforcement des capacités communautaires, avec une meilleure visibilité du travail à la base des collectivités territoriales.
Quelles leçons tirer de cette crise sanitaire en Afrique ?
Dans son adresse à la Nation sénégalaise, le chef de l’État a reconnu l’importance des énergies positives et intelligences créatives qui se sont exprimées pour accompagner la lutte, qu’il a promis d’accompagner car nécessaires à la résilience commune. Il s’agit d’une belle promesse, après les occasions manquées dans la promotion du savoir-faire local. Par exemple, il est contradictoire que le riz distribué dans le cadre de l’aide alimentaire soit importé (Inde, Amérique) alors que la production locale de riz (Paddy) a connu une hausse depuis 2016, pour atteindre des volumes de 1 206 587 t en 2018. Cette évolution est rendue possible par de nombreuses rizeries modernes de grandes capacités installées ces dernières années dans la vallée du fleuve Sénégal, avec l’appui du Programme national d’autosuffisance en riz (PNAR). C’est aussi le moment de valoriser le tissu industriel, en particulier les petites et moyennes entreprises, et favoriser l’entrepreneuriat local, la qualification de sa main-d’œuvre, pour tenir une place au cœur de la chaîne d’approvisionnement dans la sous-région.
Pour une fois que l’Afrique n’est pas indexée comme le ‘’principal centre de diffusion’’ du virus et de l’épidémie, et en raison de l’expertise locale de longue date dans la gestion de ces urgences sanitaires, il y a une grande opportunité de la faire sortir des imaginaires et discours de catastrophisation dans lesquels on a voulu la circonscrire et que les autorités sanitaires ont tendance à reprendre, augmentant ainsi l’anxiété des populations. Il est vrai que les systèmes de santé africains sont faibles et précaires pour supporter la crise, mais la qualité de ceux occidentaux n’a pas empêché qu’ils soient débordés, avec les difficultés de gestion constatées. Cet échec devrait-il autoriser le Quai d’Orsay à en déduire que le pire va arriver au continent africain où une implosion est annoncée (trop de morts, contestations sociales, crise de société) du fait des limites de capacités des États, incapables de protéger leurs populations ? Une telle position est basée sur les imaginaires constitués dans les récits épidémiques (Charles Rosenberg, 1992) voulant qu’une épidémie commence par le déni des États, ensuite la réponse tardive occasionnant des milliers de morts et se termine par un dénouement heureux.
Pour l’heure, même si l’épidémie est dans une tendance ascendante dans les pays, la catastrophe annoncée tarde à se réaliser. Et même si cela arrivait, une telle attitude discursive à propos de l’Afrique sur l’international illustre la force des imaginaires ancrés dans des contextes socio-historiques qui ne reflètent pas la longue marche des pays. Comment comprendre que dans des pays comme la RDC, la Guinée, le Liberia, la Sierra Leone, Sénégal ayant développé une bonne expertise locale dans la gestion des épidémies, on en soit à faire recours à une expertise internationale, souvent faite de ‘’passeurs de modèles’’ prêts à venir ‘’aider’’ au nom de la coopération internationale ? S’il faut mettre à jour la dimension néocoloniale dans ces attitudes alarmistes des puissances occidentales, il faut critiquer celles quelquefois clientélistes des gouvernants africains.
Le Sénégal a eu la chance de répondre de manière précoce à l’épidémie, mais a cédé aux sirènes occidentalisées de la peur, en prenant des mesures peu adaptées au contexte et qui sont l’objet de réadaptations actuelles. Il ne s’agit pas de s’enfermer, mais ce sont nos capacités locales éprouvées dans différents contextes épidémiologiques qui sont une vraie opportunité pour le pays et elles doivent s’exprimer pleinement (hors des logiques partisanes et clientélistes.)