Publié le 1 Feb 2017 - 21:59
TENSION DANS LE SECTEUR DES HYDROCARBURES A DAKAR

La taille du gâteau en cause 

 

Dans la distribution des hydrocarbures, Dakar est devenue le concentré de toutes les ambitions. Mais le gâteau semble trop petit pour satisfaire les appétits. D’où les nombreux conflits avec les populations et les incompréhensions avec les autorités.

 

Dakar est une petite assiette foncière. Avec ses 550 km², la région représente 0,3% du territoire national. Concentrant l’essentiel de la distribution du carburant avec 70% du volume national, elle fait l’objet de toutes les convoitises. Chaque compagnie fait des pieds et des mains pour se faire une place au soleil…de la capitale. En fait, toute station-service érigée à Dakar est rentable, quel que soit son lieu d’implantation. Mais certains endroits semblent être plus stratégiques que d’autres. Par exemple, une station bien placée peut faire jusqu’à 150 millions de chiffre d’affaires par mois. La Vdn, bien qu’abritant 7 stations, plus une huitième en construction à la cité Tobago, continue de susciter des convoitises. Son prolongement jusqu’à Keur Massar aiguise les  appétits. Il en est de même de la corniche ouest quasi ‘’vierge’’. La route de l’aéroport ainsi que l’avenue Cheikh Ahmadou Bamba sont aussi prisées.

Cette boulimie est à l’origine de plusieurs conflits avec les populations. Les litiges sont aujourd’hui nombreux entre compagnies de distribution et citoyens. Outre celui qui oppose Eydon aux résidents d’Ouest foire, l’on se rappelle encore le bras de fer entre Vivo Energy et le collectif de Fann Résidence au sujet d’une station entre l’Université Cheikh Anta Diop, l’ambassade du Mali et la résidence du Cardinal.

En octobre 2016, une autre unité d’Oryx en construction au Rond-point de l’Hôpital Philippe Maguilène Senghor a été rasée dans le cadre d’une opération de libération des emprises de la ville. En 2010, deux stations ont été  construites dans la forêt classée de Mbao, suscitant une vive polémique. Ce qui n’a pas empêché l’érection d’une troisième une année plus tard. La station que le Groupe Eiffage/SENAC a attribuée à son compatriote Total a suscité l’indignation chez les acteurs du secteur. Ameth Guissé le président de l’ASP parle même de l’autoroute comme étant un ‘’territoire colonial’’. 

Conflits, polémiques et refus

Pourtant, tous ces conflits ouverts ne sont  que la partie visible de l’iceberg. A l’occasion d’un autre travail sur ce sujet, Abdou Diop, un conseiller du maire de Dakar Khalifa Sall, révélait que les demandes rejetées étaient de plus en plus importantes. En fait, depuis son arrivée à la municipalité, le socialiste essaie d’imposer un minimum d’ordre dans la ville. La multinationale française Total ne dira pas le contraire. Elle qui s’est vu rejeter une demande de plusieurs stations sur le terre-plein de la VDN, c’est-à-dire l’espace situé entre les deux voies. Georges Fernandez révèle lui aussi qu’une requête a été refusée à API toujours sur la VND, à hauteur de la permanence du Parti démocratique sénégalais. L’argument  avancé, selon lui, est que c’est une zone d’habitation.

Mais ces cas d’avis défavorables et de bras de fer ne semblent pas décourager les distributeurs. Ces derniers n’ont nullement l’intention de baisser les bras. Au contraire, ils ont même une conception contraire à celle de l’opinion et des  autorités. Lorsque ces dernières soutiennent que Dakar est saturée, les autres dégagent en touche. Bien que reconnaissant que les points de vente ont beaucoup augmenté, les acteurs n’en demeure pas moins convaincus qu’il reste encore de la place parce que la ville s’agrandit, occasionnant une croissance démographique. ‘’Même si le nombre de stations augmente, c’est tant mieux ! Si les distributeurs investissent, c’est parce qu’il y a une demande qu’il faut satisfaire. L’économie croît, la classe moyenne sénégalaise se développe et avec elle le parc automobile. Des stations en plus, c’est de l’emploi en plus dans un pays qui en a besoin’’, rétorque Babacar Tall de Elton. Son collègue Ameth Guissé lui, estime qu’il y a des artères de la capitale qui ne souffrent pas de concentration. L’autoroute à péage est citée en premier exemple, suivi du plateau où, dit-on, il y a moins de 10 stations appartenant exclusivement aux majors (Total et Shell). La course est donc plus que jamais lancée !

D’ailleurs, les distributeurs sont tellement convaincus du potentiel à Dakar qu’ils n’ont pas hésité à remettre en cause les chiffres du Comité national des hydrocarbures (CNH). Dans une sortie, M. Dème a déclaré qu’un recensement fait en 2014 a révélé qu’il y a près de 650 stations au Sénégal et que les 2/3 sont à Dakar. Une affirmation immédiatement contredite par certains acteurs. ‘’Qui peut attester qu’il y a 488 stations à Dakar ? Manifestement, monsieur le secrétaire permanent s’est trompé sur les chiffres’’, dixit Ameth Guissé.

Lobbies et complicités

Par ailleurs, au vu de la prolifération des points de vente, on ne peut manquer de se demander s’il n’est pas aussi facile de construire une station que d’ouvrir une boutique ou une gargote. Et pourtant, la procédure est très complexe, du moins sur le papier. Car elle fait intervenir plusieurs services de l’Etat. Du fait de son statut d’établissement classé, une station nécessite une étude préalable de la Division de l’environnement et des établissements classés. Celle-ci délivre un certificat de conformité. Le ministère de l’Habitat intervient dans le processus. Une étude d’impacts environnementaux est aussi exigée. L’Ageroute qui doit veiller à la fluidité de la circulation a son avis. De même que la sécurité civile. C’est seulement après tout cela que la mairie de Dakar donne son aval ou pas.

Une question se pose à ce niveau : comment expliquer alors que des points vente soient presque partout dans la ville, généralement distants les uns des autres de quelques centaines voire quelques dizaines de mètres et parfois accolés aux maisons ? Car il faut bien reconnaître qu’il y a des stations qui ne respectent pas les normes sécuritaires. Des titres fonciers à l’origine destinés à l’habitat  abritent aujourd’hui des pompes. Ameth Guissé l’admet d’ailleurs dans sa contribution. ‘’Le constat de la prolifération des stations-services est réel, concède-t-il, et parfois même certaines sont implantées de manière anarchique sans respect des normes environnementales et ceci, pas seulement à Dakar mais sur l’ensemble du territoire’’.

Comment est-ce possible avec autant d’étapes à franchir ? La réponse est à trouver dans la défaillance pour ne pas dire la complicité de ceux qui interviennent dans le processus. ''Il y a des gens qui font tout pour avoir des passe-droits afin de passer entre les mailles du filet'', se désole M. Diop. Il est aussi à relever la responsabilité des maires qui, face aux ressources importantes générées par l’implantation des stations dans leur commune, ferment les yeux sur les autres aspects.  Il y a deux ans, les autorités de la ville regrettaient l’absence du soutien de l’Etat dans leur tentative de normaliser les choses. Aujourd’hui que la puissance publique semble enfin prendre conscience de l’importance de prendre en charge cette question, il est permis d’espérer qu’il y ait plus d’ordre dans cette activité. A moins que la raison commerciale des lobbies l’emporte sur la sécurité publique et le confort des populations.

CONSTRUCTION TOUS AZIMUTS DE STATIONS

Les effets de la loi et de la péréquation

Le problème de la péréquation et les exigences que la loi impose à tout détenteur de permis de distribution sont deux arguments avancés pour justifier la forte concurrence à Dakar.

Accusés de se livrer à une occupation anarchique de l’espace pour des raisons purement commerciales, les sociétés de distribution des hydrocarbures se déchargent sur la loi. Que ce soit Babacar Tall, Ameth Guissé ou Georges Fernandez, tous ont la même idée sur un aspect du problème. Pour eux, c’est la loi qui explique en partie le nombre de stations à Dakar. En fait, celle-ci exige à chaque détenteur de licences d’avoir au moins 5 points de vente en 5 ans. Au cas contraire, la licence est retirée. Or, à ce jour, près de 40 licences ont été accordées, révèle le secrétaire permanent du Comité national des hydrocarbures, Pape Alassane Dème. Un paradoxe, selon Babacar Tall qui trouve incohérent qu’on octroie des permis et qu’en même temps, on freine l’activité. Ameth Guissé propose la révision des textes pour porter le nombre de stations obligatoires à 3 unités le temps d’un quinquennat.

Il y a en outre la péréquation. En fait le prix du litre du carburant est le même partout dans le pays. Or, pour faire parvenir le liquide dans certains endroits du pays, il faut supporter le prix du transport. Afin de trouver le juste milieu, l’Etat a mis en place un mécanisme appelé système de péréquation. Il s’agit d’un montant à ajouter ou à prélever sur chaque litre transporté en fonction de la destination. La péréquation est  actuellement de 20 F par litre. Celui qui paye moins que cette somme verse le reliquat à l’Etat. Et celui qui débourse plus que ça doit être remboursé. A Dakar, un litre est expédié à destination pour 4 F. Donc en plus de la forte demande, la ville a l’avantage du coût du transport. Jusqu’à Thiès et même Touba, la facture du portage n’excède pas 20 F/litre. Il n’y a donc pas de problème.

Mais au-delà de ces villes, les sociétés payent plus que la péréquation. Pour aller à Cap Skiring ou à Kédougou, il faut régler une note de 80 à 100 F/litre, indiquent des interlocuteurs. Ce qui fait un gap de 60 à 80 F par litre. Et des centaines de millions pour les sociétés modestes et des milliards pour les majors. Or, l’Etat reste des mois voire des années sans rembourser cette péréquation ‘’très lourde à supporter’’. Même si d’un autre côté, le versement du reliquat à l’Etat pose aussi des interrogations.

S’implanter à l’intérieur du pays représente donc un double inconvénient : une demande moins forte et une péréquation qui s’accumule. Si on prend l’exemple d’une société comme API, l’Etat lui doit environ 12 millions par mois, à en croire son patron Georges Fernandez. Celui-ci évalue le cumul depuis 2010 entre 150 et 160 millions d’arriérés. Voilà pourquoi les majors ne se précipitaient pas dans certaines zones, affirme le patronat local. Un des nationaux rappelle d’ailleurs que Sédhiou n’a jamais connu de station avant l’arrivée des indépendants. Quant à Shell, il avait tout bonnement fermé sa station de Fatick. Il a fallu qu’un Sénégalais s’y implante et que la ville connaisse une certaine vitalité pour que la société revienne.

Total, le champion français

Total n’est pas une société sur laquelle badine l’Etat français. Il est la fierté nationale, le Zidane du secteur privé. Première société chez Marianne en termes de chiffre d’affaires en 2015 avec 165 milliards de dollars, la multinationale est cinquième en Europe. Elle a été classée 11ème entreprise mondiale en 2014 et 24ème en 2015, après avoir perdu 30% de son chiffres d’affaires suite à la baisse des prix du pétrole.

D’où le soutien constant du gouvernement français. Ce n’est pas pour rien si Total a donné les premières indications d’un retour en force des entreprises françaises au Sénégal, avec l’arrivée de Macky Sall au pouvoir. Ce n’est certainement pas une coïncidence si Total a signé un accord avec le Sénégal pour l’exploitation du pétrole à l’occasion de la visite officielle du chef de l’Etat sénégalais en France.

Dans plusieurs documentaires sur la France/Afrique, la multinationale est accusée d’avoir financé des coups d’Etat en Afrique dans lesquels l’Etat français est impliqué. Le quotidien français Libération a révélé en 2011, à la suite de l’intervention de la France en Lybie, que les rebelles anti-Kadhafi ont signé avec Paris un document dans lequel ils s’engagent à accorder 35% du pétrole libyen à la France. C’est donc la preuve que le pays est derrière son champion, même dans des conditions obscures. 

 

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