«Je ne voudrais pas assister à une deuxième saison de la traque des biens mal acquis»
Présent à Louga samedi dernier pour animer un atelier de renforcement des capacités des coalitions locales et journalistes locaux sur la corruption et le droit d’accès à l’information, Birahim Seck s’épanche sur les insuffisances de la lutte contre la corruption au Sénégal et le rôle que doivent jouer les organisations de la société civile à la base. En toile de fond de la prochaine rencontre du Groupe consultatif de Paris, il indique que le Sénégal est encore loin d’assurer la bonne protection de ses deniers publics. Et indexe les menaces qui planent sur le code des marchés publics, ainsi que certaines accointances, au nom de la solidarité gouvernementale, entre le pouvoir et des membres de la société civile.
Êtes-vous d’avis que la corruption a encore de beaux jours devant elle au Sénégal ?
Oui. On peut le dire, avec cette élite un peu composite, composée d’hommes d’affaires aujourd’hui très présents dans l’espace étatique. Avec ce gouvernement aussi qui ralentit dans son élan ou sa volonté de lutter contre la corruption. Il y a l’exemple de l’Ofnac qui est déjà un peu affaibli avec la nomination de membres ne respectant pas les principes internationaux de Djakarta, à savoir ceux de neutralité, d’impartialité et d’apolitisme.
Ces principes voudraient que les membres qui sont nommés au niveau de l’Ofnac n’appartiennent pas à des partis politiques, alors qu’on se rend compte que dans la composition, il y a des membres qui sont dans les directoires de partis politiques. Autre chose : c’est par rapport à cette lenteur constatée sur la mise en place de la loi sur la déclaration de patrimoine.
Pour rappel, le projet du gouvernement voulait simplement que le Premier ministre, les ministres, le président de l’Assemblée nationale, le Premier questeur, notamment, fassent une déclaration de patrimoine. Alors, qu’on se rend compte qu’il y a d’autres zones "corruptogènes" qui ne sont pas touchées au niveau institutionnel et des acteurs. Il y a une nécessité aujourd’hui de voir les inspecteurs du Trésor, ceux des Impôts, les procureurs, les membres des cours et tribunaux et tout détenteur d’un pouvoir de signature ou de négociation, au niveau national et international, faire une déclaration de patrimoine.
Je pense que c’est là où on sentirait la volonté efficace et totale du gouvernement du Sénégal à lutter contre la corruption. Donc oui, on a toujours des craintes par rapport à ça. Au-delà de cette implication d’acteurs hommes d’affaires dans la sphère publique, on se rend compte qu’il y a un déficit dans la mise en œuvre de la lutte contre la corruption au niveau institutionnel.
Qu’est-ce qu’il faut concrètement pour juguler le phénomène ?
La souveraineté appartient au peuple. L’alternative est que le peuple soit conscient de son pouvoir et puisse prendre à bras le corps la question de la corruption qui est un phénomène dans la société. C’est le peuple qui a un pouvoir suprême, initial, inconditionné, un pouvoir de payer les différents dirigeants, que ce soit le président de la République, le ministre ou le directeur. C’est la société elle-même qui doit faire une introspection, essayer de voir dans quel sens elle pourra se mobiliser davantage pour lutter contre la corruption en son sein et au niveau hiérarchique ou étatique.
Le pan qui reste aujourd’hui, c’est la société, la population. Il faut qu’au fin fond des villages et des communes rurales, le débat sur la corruption soit mené. C’est la raison pour laquelle nous sommes à Louga. Il faut impérativement qu’il y ait une coalition, un cadre d’échanges sur la question. Donc, la première étape, c’est la population et nous y sommes.
Sur les passations de marchés publics, on vous a entendu soutenir que si on n’y prend garde, 95% d'entre eux seront passés sans contrôle. Qu’est-ce qui fonde cette inquiétude ?
Aujourd’hui, nous sommes à un tournant. On a vu ce qu’on a vécu lors de la première alternance au Sénégal. Notre pays était parti au groupe consultatif et revenu avec des milliards. Si vous vous rappelez bien, on avait même effacé la dette du Sénégal. Mais, on s’est rendu compte que toute cette manne ramassée n’était pas protégée. Il y avait des textes et des règles poreux.
Aujourd’hui, on voit le gouvernement aller vers une dynamique de recherche et de mobilisation de ressources, auprès des partenaires techniques et financiers, des investisseurs privés, alors qu’au même moment, il y a des modifications dangereuses, voire néfastes aux deniers publics. Il y a l’exemple de ces modifications qu’on veut apporter dans le code des marchés publics, qui voudraient, non seulement relever le seuil de contrôle de passation des marchés publics, mais aussi extirper sa fixation du champ décrétal, vers un champ d’arrêté.
Comme on l’a toujours rappelé, si le gouvernement du Sénégal va dans ce sens, 95 % ou plus des marchés publics seront passés sans pour autant qu’il y ait un contrôle. C’est là où résident notre crainte et les risques qu’on soulève. C’est des zones de corruption et de risques de détournement de deniers publics.
Je ne voudrais pas assister à une deuxième saison de la traque des biens mal acquis. C’est pourquoi d’ailleurs on est en train de sensibiliser les populations sur les besoins pour le gouvernement d’avoir non seulement des institutions fortes pour lutter contre la corruption, mais aussi des textes efficaces pour tous les autres fléaux comme l’escroquerie ou les détournements.
Quand des personnes reconnues de la société civile sénégalaise intègrent les cercles du pouvoir, quelles appréciations en faites-vous ?
Une indépendance d’esprit, de conviction Elle est personnelle. Quand on a une conviction à défendre, c’est à vie. Qu’elles intègrent ou pas, l’essentiel pour nous est que si elles défendaient des principes qui les ont amenés à être suivis et appréciés par les populations, je pense qu’elles doivent continuer à défendre ces mêmes populations, et non défendre tous azimuts le gouvernement, en évoquant la solidarité gouvernementale. Leur intérêt se trouve auprès des populations, et c’est entre les mains de celles-ci que le pouvoir se trouve. Ils peuvent faire autrement parce que leur légitimité, c’est auprès des populations et non auprès des autorités étatiques.
Réalisé par Moustapha SECK