‘’Le Sénégal n’est pas à l’abri…’’
Pour le sociologue Moustapha Ndiaye, le Sénégal n’est pas à l’abri d’une attaque terroriste. Car dit-il, la situation économique peu reluisante du pays avec un taux de chômage élevé des jeunes et un nombre important d’enfants errants dans les grandes villes, l’affaissement des institutions de socialisation primaires et secondaires ainsi que la porosité de nos frontières sont des facteurs qui peuvent nous exposer à des risques. Entretien.
En tant que sociologue, comment analysez-vous les attentats survenus en France et qui ont fait 132 décès et plus de 300 blessés selon les dernières estimations?
Cet attentat révèle une nécessaire réinterprétation des rapports de forces entre les organisations islamistes comme Daesh et les forces occidentales. En effet, Daesh tout comme Al Qaeda est plus une structure aux allures réticulaires que physiquement ‘’géo localisable’’. Ce qui revient à dire que les assauts vers la Syrie, l’Irak ou d’autres endroits de ces pays ne suffisent pas. La preuve, ce sont des jeunes européens ayant grandi en occident ou ailleurs qui, pour des raisons déterminées, épousent l’idéologie de ces organisations islamistes et se choisissent une nation fantasmée contre leur pays et nation d’origine. La désintégration socioculturelle de jeunes occidentaux est aujourd’hui un levier stratégique sur lequel s’appuient les organisations terroristes pour répliquer contre les attaques occidentales. Ce levier stratégique constitue une « zone d’incertitude » importante et non négligeable dont dispose Daesh et qui pousse à relativiser la supériorité militaire des pays occidentaux contre celui-ci.
Quels enseignements tirez-vous de ces évènements ?
L’enseignement principal à tirer est la suivante : les organisations comme Daesh ou Al Qaeda trouvent des terreaux fertiles dans leur développement au sein des pays occidentaux. Elles récupèrent des jeunes désintégrés socialement et culturellement et/ou ne bénéficiant pas de familles dignes de ce nom pouvant prendre en charge leurs besoins d’affection et de reconnaissance. Les profils des auteurs de ces attentats depuis quelques années permettent de voir nettement cette réalité. Il apparaît que les terroristes qui frappent en occident sont pour la plupart des jeunes qui n’ont pas bénéficié d’un processus de socialisation abouti car n’ayant pas eu accès à des lieux d’étude de qualité.
Or en France, comme l’a démontré Pierre Bourdieu dans ses travaux sur les lieux de socialisation, il y a un processus de reproduction sociale qui permet aux ‘’héritiers’’ disposant des moyens de se doter de codes culturels demandés et d’avoir le niveau de performance consubstantiel pour réussir. Ce qui n’est pas le cas pour les jeunes issus des milieux défavorisés habitant dans les cités. Un lien évident est perceptible en analysant l’origine socioculturelle, ethnique et la réussite. L’inégalité d’accès à une éducation, un milieu de vie convenable et un emploi décent apparaissent dans plusieurs travaux menés par des chercheurs et organisations de la société civile française. In fine, derrière les attentats, la guerre contre Daesh, se cache en toile de fond un problème plus aigu : c’est la construction d’une nation qui accepte dans son corps un tissu supposé exogène et qui en est pourtant une composante à part entière.
Dans son communiqué publié pour revendiquer les attentats, Daesh menace aussi les alliés de la France. Est-ce qu’il y a des raisons d’avoir peur pour le Sénégal ?
Aujourd’hui, la guerre entre Daesh et les puissances occidentales a une dimension mondiale puisque ces organisations ont décrété depuis le début qu’elles prennent pour cibles les intérêts de l’occident partout où ils se trouvent ainsi que leurs alliés. Le Sénégal est un pays dans lequel des multinationales occidentales mènent des activités économiques, et des relations bilatérales sont entretenues avec ces pays. De fait, on n’est pas à l’abri, d’autant plus qu’il faut se rappeler l’attaque d’une atrocité sans égal contre l’ambassade des USA au Kenya durant les années 90. Un attentat qui avait occasionné un nombre impressionnant de morts africains comme victimes collatérales. Par ailleurs, la situation économique peu reluisante du pays avec un taux de chômage élevé des jeunes, avec un nombre important d’enfants errants dans les grandes villes, l’affaissement des institutions de socialisation primaires et secondaires ainsi que la porosité de nos frontières sont des facteurs qui peuvent nous exposer à des risques. Au-delà de l’inquiétude, la question qui se pose, c’est la mise en place d’un niveau de sécurité à la hauteur des risques qui planent sur nous et la prise en charge des problèmes sociaux par nos politiques et décideurs.
Le Sénégal n’est pas donc à l’abri d’attaques terroristes ?
Le Sénégal n’est pas à l’abri pour les raisons que nous avons déjà évoquées à savoir la crise économique aigue, laquelle fait affaisser les structures de socialisation. Elle affaiblit aussi les capacités de prise en charge des besoins essentiels d’existence. S’y ajoute que la crise des institutions politiques et des élites dont la responsabilité est d’offrir des alternatives et de l’espoir ne fait que renforcer cela. Pendant ce temps, le groupe shebab et d’autres groupes terroristes sont identifiés dans le Sahara et font des exactions au Mali, Niger… Aucun pays, du Maghreb en Afrique centrale n’est à l’abri.
Y a-t-il un moyen de se prémunir du terrorisme ?
La première arme contre le terrorisme est d’abord l’éducation car une personne disposant d’un capital culturel conséquent dispose des moyens d’autodéfense pour ne pas être embrigadée et endoctrinée. A ce titre, il doit y avoir des ressources pour se former tant dans les connaissances religieuses que dans le domaine scientifique et littéraire. Le second aspect, c’est la mise en place d’un système intégratif qui va permettre de former les jeunes, de les préparer à avoir une vie sociale et professionnelle décente. Les élites politiques ont le devoir historique d’être à la hauteur de ces défis et d’apporter les réponses à ces problèmes sociétaux. L’Etat doit garantir à tous les citoyens la sécurité physique mais aussi sociale par l’accès à l’éducation et à la formation ainsi que la possibilité de réussir pour s’autopromouvoir. Une personne à qui on offre la possibilité de s’éduquer, de se cultiver, de réussir et d’être en sécurité ne se retournera jamais contre son pays.
PAR ASSANE MBAYE