Quand l’histoire bégaie à nouveau
Des enfants retirés de la rue et des peines annoncées contre les récidivistes. On est tenté de se montrer euphoriques comme la Cedeao et la Raddho. Sauf que ce n’est pas une première au Sénégal. Le régime libéral s’y était essayé, sans succès. Plus spectaculaire, il y a de cela plus de trois ans, lorsque survenait le drame des enfants-talibés brûlés vifs à la Médina, des mesures fortes ont été promises. Après les flots d'indignation et les torrents de larmes aujourd’hui asséchées, Dakar offre toujours le même décor.
30 000 enfants qui mendient dans les rues de Dakar entre 13 et 17 heures. Il y a de quoi agir ! Surtout qu’on retrouve certains de jeunes errants jusqu’à 22h et même au-delà. Le gouvernement a ainsi donc décidé de prendre la question à bras le corps, après que le président de la République Macky Sall eut donné une instruction à Mariama Sarr, ministre de la Femme, de l’Enfance et de la famille. Depuis jeudi dernier, ce département, appuyé par la Brigade spéciale des mineurs du ministère de l’Intérieur, s’est lancé à la trousse des mômes.
‘’À ce jour, 119 enfants ont été retirés de la rue’’, explique le directeur de la protection de l’enfant. Selon Ibra Niokhobaye Diouf, 86 jeunes ont été retirés de la rue le vendredi et 33 autres pendant le week-end. Parmi ces enfants, 26 sont de nationalité bissau-guinéenne, 35 sont sénégalais, avec 3 Maliens, un Gambien et un Guinéen. Ces enfants ont été, pour l’essentiel, remis à leurs parents ou tuteurs légaux.
Le comité a aussi rappelé aux parents les risques encourus, allant de 2 à 5 ans de prison pour les récidivistes et 500 000 F à 2 millions F CFA d’amende. Assez pour que la Raddho qui avait porté plainte contre l’Etat du Sénégal au Comité africain d’experts en mai 2015 encourage les autorités. Il en est de même de la Cedeao qui se félicite de ‘’cette importante décision qui s’inscrit dans le cadre de la protection des droits des enfants et groupes vulnérables’’.
Pourtant, il y a de quoi être prudent. Car, l’Etat n’est pas à son coup d’essai. Des décisions de ce genre, on en a connu au Sénégal, sans qu’il y ait une suite, ni un succès, si temporaire soit-il. En effet, le 24 août 2010, le Premier ministre d’alors avait annoncé que le gouvernement allait "entreprendre une lutte efficace contre la mendicité". Souleymane Ndéné Ndiaye voulait que les mendiants "quittent la voie publique" pour aller recueillir les aumônes devant les lieux de culte.
Wade désavoue son Pm
Face au tollé, le Président Abdoulaye Wade fut obligé de désavouer son chef de gouvernement. Le communiqué du conseil des ministres du 07 octobre 2010 a mentionné expressément le refus de Wade qui demande à son Pm de réfléchir sur ‘’une mutualisation de l’aumône’’. ‘’Le président de la République, considérant que l'aumône est une pratique recommandée par la religion, a exprimé son désaccord par rapport à son interdiction’’, mentionne le texte. Youssou Diallo, conseiller spécial du Premier ministre, expliquera plus tard que la levée de la mesure s’explique par le fait qu’il fallait éviter de se mettre à dos les chefs religieux. D’aucuns y avaient vu une façon subtile de se soustraire du courroux des ‘’grands électeurs’’ à quelques encablures de la présidentielle de 2012.
Autre interdiction en grande pompe, celle faisant suite au drame de la Médina survenu dans la nuit du dimanche 03 au lundi 4 mars 2013. Dix jeunes vies dont 9 enfants talibés ont été abrégées par les flammes dans une maison à la rue 19x6 où s’étaient logées environ dix familles et une ‘’école coranique (?)’’. Le lendemain, la République toute entière s’était donné rendez-vous au quartier centenaire. ‘’Debout’’ sur un tas d’objets calcinés, le ‘’gotha’’ politique avait exprimé son indignation. Ministres, députés, élus locaux, responsables politiques, ils avaient tous, à qui mieux mieux, manifesté leur profonde désolation devant un décor sinistre.
Sous le coup de l’émotion, tout le monde a condamné. Le président de la République en premier. Arrivé sur les lieux le lendemain du drame aux environs de 18h, Macky Sall, accompagné de son premier ministre Abdoul Mbaye et d’autres personnalités politiques, s’indigne : ‘’C’est avec beaucoup de regrets, beaucoup de douleur que je constate ce désastre qui s’est passé dans des conditions que j’imagine atroces. Des enfants ont péri dans des flammes, sans assistance. Ils ont payé de leur vie après avoir été livrés à la rue.’’
Après lui, Awa Marie Coll Seck ministre de la Santé : ‘’En tant que mère de famille, entendre parler d’un nombre important d’enfants que l’on retrouve morts, brûlés et qui ne sont presque pas identifiables, ça choque et ça fait mal.’’ Le député Imam Mbaye Niang embouche la même trompette. ‘’C’est très étroit et les conditions, il faut le reconnaître, si elles ne sont pas inhumaines, sont extrêmement difficiles. On ne peut pas enseigner le Coran dans ces conditions’’, avait déploré le parlementaire
‘’Un business entre parents et marabouts’’
De son côté, Cheikh Fall du Comité intersyndical de lutte contre les pires formes de travail des enfants, s’exprime ainsi : "La mendicité infantile est sans conteste une des pires formes de travail des enfants. Car les conditions dans lesquelles cette mendicité s’exerce nuisent à la santé, à la sécurité et à la moralité de l’enfant."
L’association nationale des imams et oulémas du Sénégal, par la voix de son secrétaire général El hadji Oumar Diène, se signale par une révélation : ‘’Beaucoup de ces enfants qui mendient sont loués par leurs exploitants. Nous ne sommes pas restés dans nos bureaux pour faire des affirmations gratuites. Nous avons mené des enquêtes de terrain. Pour certains enfants venus de Kolda, le responsable à Dakar prend 400 francs des 500 francs demandés quotidiennement et réserve les 100 francs aux parents. Ni ces enfants, ni leurs marabouts n’appartiennent aux daara. Ils sont des businessmen.’’
Même Bamba Fall, le maire de la Médina, a participé au concert des réprobations, en montant sur le podium. ‘’Nous ne permettrons plus à des Serignes daraa de louer des baraques ou des chambrettes pour y entasser des centaines de talibés’’, promettait-il. Quand aux maîtres coraniques incriminés, ils crièrent à la stigmatisation.
‘’Les enfants seront récupérés et remis soit à leur parent (…) soit à l’Etat…’’
Après les sentiments, les mesures. L’Etat prend deux décisions. Une humanitaire et une autre policière. D’abord, il prend en charge les 41 rescapés pour qu’ils ‘’puissent passer le cap du traumatisme psychologique’’ (Abdoulatif Coulibaly dixit). Ensuite, le président annonce ‘’des mesures très fortes’’ pour ‘’mettre un terme à l’exploitation des enfants’’. Il affirme : ‘’Nous allons intervenir et identifier les sites comme celui-ci, les fermer. Les enfants seront récupérés et remis soit à leurs parents quand ils ont la possibilité de les garder, soit à l’Etat qui les gardera. Pour les enfants venus de la sous-région, nous prendrons des mesures, au besoin de concert avec les autorités de leurs pays, afin de les ramener chez eux’’. Contre les récalcitrants, il promet de ‘’sévir’’.
Les mesures annoncées par le chef de l’Etat n’ont pas tardé à être officialisées. Une réunion dirigée par le PM Abdoul Mbaye sera tenue le 06 mars 2014 et des mesures plus hardies ont été arrêtées. ‘’Il y a des décisions qui ont été prises et on va vers l’interdiction totale de la mendicité des enfants dans les rues, car le Coran s’apprend dans un daara et non dans la rue’’, tranche-t-il. Mais le PM a tenu à faire remarquer : ‘’Il n’est pas question d’interdire la charité, mais organisons-la.’’
Après l’effervescence médiatique, retour à la routine! Les enfants continuent de plus bel à trimbaler à travers les rues. Crasseux dans leurs haillons, exposés au soleil et au froid, les mains moites tenant les sébiles, ils continuent à traîner leurs frêles silhouettes entre les maisons et les feux de signalisation, à la recherche de cette cotisation quotidienne et obligatoire au bénéfice de leurs supposés maîtres coraniques.
De 6h du matin à 22h, il n’y a pas une heure où on ne les voit pas quémander leur pitance, mais surtout celui de leur tuteur/exploiteur, quel que soit le climat. Ceux de la sous-région sont encore plus nombreux dans la capitale et les grandes villes. Quand nous avons posé la question aux acteurs intervenant au sujet des daara, ils ont tous reconnu que c’était plus difficile qu’on ne le pensait. ‘’Il y a eu des enfants de la sous-région qui ont été envoyés chez eux. Mais à chaque fois, la vague qui venait était supérieure à celle renvoyée’’, explique une autorité policière. Sur le plan judiciaire, Human Rights Watch déclarait en mars 2014, n’avoir eu connaissance que d’un seul cas de poursuite lié à la mendicité.
En réalité, l’Etat a fait un virage à 180°, à cause d’une pression d’une partie des maîtres coraniques et familles religieuses. L’on se rappelle encore les sorties intempestives et les prises de positions médiatiques de certains prêcheurs qui ont ouvertement exprimé leur opposition à la décision.
‘’50 000 enfants talibés’’
Pendant ce temps, tous les constats et les reportages faits sur le sujet restent unanimes : Ces enfants talibés n’ont rien dans le crâne. Deux, trois, quatre à cinq années dans un foyer nommé daara sans même faire la distinction des lettres de l’alphabet arabe. Selon un rapport sur la situation des enfants au Sénégal, présenté le mardi 12 mars 2013 par l'Unité de coordination et de suivi de la politique économique, ‘’un enfant sur cinq âgé de 10 à 14 ans ne vit avec aucun parent biologique. Au moins 50 000 enfants sont talibés’’. D’autres études font état de 54 000 enfants mendiants dont 30 000 talibés.
L’incendie de la Médina avait eu le mérite de mettre à nu les conditions d’existence de ces jeunes ‘’abandonnés’’ par leurs parents. Face à l’indifférence qui a suivi les effets d’annonce, on est en droit de se demander si l’histoire ne bégaie pas à nouveau.
BABACAR WILLANE