'' La pirogue est une métaphore du pays qui part à la dérive''
En pleine promotion du film ''la Pirogue'' qui doit sortir ce 4 septembre dans les salles en France le réalisateur Moussa Touré revient sur les thématiques développés dans La Pirogue qui évoque le drame de l’immigration clandestine au Sénégal.
Vous témoignez d’une grande attention aux visages et au grain de la peau.
Dans mon parcours professionnel, j’ai été très sensibilisé au travail sur les visages. Il faut dire que le Sénégal est un pays ouvert sur l’horizon, qui fait de sa population un peuple du regard. Les visages ne mentent pas et cela m’a donc semblé indispensable de les filmer. C’est d’autant plus vrai dans cette pirogue où l’étroitesse des lieux accroît encore davantage la proximité des personnages. C’est donc une volonté que j’ai évoquée très vite avec mon chef-opérateur. Nous voulions aussi montrer le profil des personnages, en choisissant de les cadrer en enfilade, afin d’accentuer la notion d’horizon vers lequel ils sont tous tendus. Cette démarche m’a été inspirée par Gilles Groulx, documentariste canadien qui m’avait expliqué ce type de prise de vue.
Quelles ont été les conditions de tournage ?
J’ai beaucoup appris sur la manière de tourner en voyant des films sénégalais et des films français tournés au Sénégal. Je me suis toujours demandé ce qui, dans le cinéma mondial, se rapprochait le plus de ma vie, et de ma société, et je me suis notamment intéressé à Master & Commander de Peter Weir, qui a été tourné en studio. Il se trouve que je connais un très beau site sur la petite côte du Sénégal, où le bras d’un fleuve, face à la mer, forme une piscine naturelle. J’y ai fait venir toute l’équipe, et c’est devenu mon «studio» naturel ! Mais le problème, c’est qu’on s’est rendu compte qu’aucun acteur ne savait nager. Et pour les scènes de pleine mer, il y avait un danger bien réel puisqu’on était à l’endroit où le fleuve rencontre la mer.
Bien qu’on soit en mer, on a un sentiment d’étouffement et de claustrophobie…
Dans l’un de mes précédents films, 5X5, où un homme vivait dans la même maison avec ses cinq femmes et ses vingt-cinq enfants, je ne quittais jamais ce décor unique. De la même façon, dans TGV, l’action se situait dans un car du début à la fin. J’aime ces histoires où les personnages se trouvent enfermés dans un même lieu. Toute la force de La pirogue ne pouvait reposer que sur l’intérieur du bateau afin de marquer l’enfermement. Il fallait montrer à quel point on y étouffe, car c’est très exactement ce qu’on y ressent, surtout quand il fait 35° à l’extérieur, et qu’il fait 10° de plus à l’intérieur ! Même pour les techniciens, l’atmosphère et les conditions étaient très difficiles. Ce sentiment d’étouffement se retrouve sur les visages, dans la promiscuité des lieux et dans les dialogues ou l’absence de dialogue. Car le sentiment d’étouffement est encore renforcé par le silence.
L’un des personnages déclare à un moment : «Je suis un homme africain qui a décidé de rentrer dans l’histoire». L’allusion est assez piquante…
Il y a des gens qui ont la chance de pouvoir s’exprimer librement au Sénégal, mais lorsque Sarkozy a prononcé cette fameuse phrase, que j’ai trouvée très irrespectueuse, je n’avais pas de droit de réponse. Et si j’avais pris la parole, j’aurais pu finir en prison. En tant que cinéaste, on peut plus facilement se faire entendre, et c’est pourquoi j’ai eu envie de répondre par l’intermédiaire de mon film. D’ailleurs, au Sénégal, je n’étais pas le seul à avoir envie de réagir.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées pour faire le film ?
J’ai obtenu l’autorisation de tourner seulement deux semaines avant le début du tournage, alors que j’avais déposé ma demande six mois plus tôt. C’est mon 1er assistant qui a alors fait une demande sous son nom, et on la lui a accordée en quinze jours ! Il faut dire qu’au Sénégal, j’ai une certaine notoriété et que lorsque je me permets de dire exactement ce que je pense, cela fait peur aux autorités.
Comment avez-vous choisi les acteurs ?
J’ai avant tout choisi des «visages» de tonalités différentes. Sachant que le film allait être assez silencieux, j’ai montré Master & Commander à mes interprètes pour qu’ils comprennent la subtilité du jeu des acteurs. Puis, pendant deux mois, j’ai répété avec eux dans la pirogue, en pleine mer, pour préparer le film. Mais au moment du tournage, j’ai changé un certain nombre d’éléments pour les déstabiliser. Je voulais absolument qu’ils se sentent en danger afin qu’on lise la peur sur leur visage. Par moments, ils ne savaient même pas où ils allaient – alors que je savais très précisément ce que je faisais, tout comme ma scripte. Le doute ne concernait pas que les acteurs : il se lisait sur tous les visages, et c’est devenu comme une clé de voûte qui sous-tend l’ensemble du film.
Vous avez tourné en quel support ?
Je suis l’un des premier Sénégalais à tourner en numérique, même si j’ai été façonné par le 35mm. Mais cela ne change rien à ma manière de faire du cinéma. Je me considère comme cinéaste avant d’être technicien, si bien que la taille de la caméra ou le support sont pour moi secondaires.
Comment avez-vous réagi en voyant le film finalisé ?
Je me suis demandé comment on pouvait vivre dans un climat pareil. C’est la question que se posent les parents qui restent au village. Ils savent bien qu’ils ne peuvent rien faire pour aider leurs enfants, qu’il n’y a pas d’avenir pour les jeunes dans ce pays, et que cela ne sert à rien de les retenir.
J’ai aussi vu pleurer ma femme, comme jamais je ne l’avais vue auparavant. J’avais presque honte de l’avoir autant émue. D’une certaine manière, c’était une souffrance de réaliser ce film, où j’ai mis mon énergie, ma vérité et mes affects, mais c’était aussi une nécessité.
Starafrica