La Palestine au cœur d’une bataille d’influence diplomatique… sur le sol sénégalais

Le Sénégal, terre d’hospitalité et de dialogue multilatéral, se retrouve aujourd’hui dans un jeu d’équilibres fragiles, pris entre deux puissances adverses : Israël et l’Iran. En toile de fond, une cause vieille de plusieurs décennies, toujours vive dans les cœurs : la question palestinienne.
Si la diplomatie sénégalaise se veut traditionnellement non alignée, elle assiste, depuis plusieurs mois, à une intensification des luttes d’influence où chaque camp cherche à imposer sa lecture du conflit au sein même de la société sénégalaise. Une rivalité géopolitique et symbolique qui agite les milieux universitaires, religieux, diplomatiques… et jusqu’aux quartiers les plus populaires.
Une tension sur fond de solidarité pro-palestinienne
Le dernier épisode en date s’est joué le mardi 3 juin 2025. Prévu devant l’ambassade d’Israël à Dakar, un sit-in de la Coalition Sénégal-Palestine – un collectif regroupant associations, intellectuels et activistes engagés pour la cause palestinienne – a été interdit par les autorités administratives. Dans la foulée, les membres de la coalition ont dénoncé une décision ‘’anticonstitutionnelle’’ et contraire au droit ouest-africain, estimant que le Sénégal est devenu ‘’l’un des rares pays au monde où des citoyens sont empêchés d’exprimer leur solidarité envers un peuple victime de génocide’’. Une déclaration lourde de sens, dans un pays où la fibre religieuse et les principes de justice sociale trouvent un écho particulier dans la population.
La tension n’est pas retombée. Quelques jours plus tôt, l’ambassadeur d’Israël au Sénégal, Yuval Waks, a été contraint de quitter précipitamment une conférence qu’il devait animer à l’université Cheikh Anta Diop. L’événement, consacré aux relations internationales, a été interrompu par des étudiants scandant ‘’Libérez la Palestine !’’ et dénonçant les crimes commis à Gaza. Escorté par la sécurité, le diplomate a quitté les lieux sans avoir pu prendre la parole. L’épisode a marqué les esprits : pour beaucoup, l’université est devenue un théâtre de confrontations entre soutiens de la cause palestinienne et défenseurs des relations bilatérales avec Israël.
L’Iran avance ses pions dans le champ académique
Ce regain de tensions ne saurait être compris sans évoquer l’autre acteur majeur de cette rivalité : l’Iran. Très présent ces derniers mois dans la sphère universitaire sénégalaise, Téhéran semble avoir fait de l’Ucad un terrain stratégique de rayonnement. Le 28 mai dernier, une importante délégation iranienne, conduite par l’Ayatollah Reza Ramazani, a été reçue par les autorités académiques. À ses côtés : l’ambassadeur d’Iran à Dakar, Hassan Asgari, et le recteur de l’université Al Mostafa du Sénégal.
Si l’objet affiché de la visite était le renforcement de la coopération scientifique dans les domaines de l’agriculture, de l’IA et de la médecine, le symbolisme était ailleurs. Dans son discours, le recteur de l’Ucad, Alioune Badara Kandji, a loué la ‘’résilience’’ du peuple iranien face aux pressions internationales, saluant ‘’un modèle de souveraineté’’. Ce discours, perçu comme un soutien implicite à la ligne géopolitique de Téhéran, a été diversement apprécié, certains y voyant une politisation excessive de l’institution académique.
Des dons qui dérangent : le cas des moutons de la Tabaski
Autre front, plus inattendu : la charité. Chaque année, depuis 2006, l’ambassade d’Israël distribue des moutons à des familles démunies pour la fête musulmane de la Tabaski. Un geste longtemps salué. Mais en 2025, le contexte international a changé la donne. Des associations pro-palestiniennes, comme la Coalition Sénégal-Palestine, ont appelé au boycott de ces dons, considérés comme une tentative de ‘’blanchiment diplomatique’’.
‘’Accepter ces moutons, c’est indirectement cautionner le génocide en cours’’, a déclaré Saliou Bocoum, l’un des responsables de la coalition. Malgré cet appel, 77 moutons ont tout de même été remis lors d’une cérémonie organisée à Dakar.
Pour l’ambassadeur Yuval Waks, ces critiques sont injustes : ‘’Notre objectif est purement humanitaire. Il n’a rien à voir avec la situation au Moyen-Orient.’’ Une réponse qui n’a pas convaincu les militants ni empêché la polémique de prendre de l’ampleur sur les réseaux sociaux.
Un terrain sensible pour le Sénégal
Ces incidents en chaîne révèlent une réalité plus large : le Sénégal, pays à majorité musulman, mais ouvert sur le monde, est devenu un espace disputé entre deux visions de la justice internationale, de la solidarité et de la souveraineté. Le soutien historique du Sénégal à la cause palestinienne est indéniable ; le pays a présidé pendant plusieurs années le Comité pour l’exercice des droits inaliénables du peuple palestinien aux Nations Unies. Mais depuis, les lignes ont bougé. La montée de l’extrémisme religieux, les enjeux sécuritaires et les partenariats stratégiques – notamment en agriculture ou en cybersécurité – ont complexifié la posture de Dakar.
En arrière-plan, Israël et l’Iran rivalisent de soft power pour renforcer leur influence dans un pays au rayonnement sous-régional indéniable. L’université, les mosquées, les organisations de la société civile deviennent des relais d’idéologies opposées. Chaque déplacement diplomatique, chaque initiative caritative ou académique sont aujourd’hui scrutés, analysés, instrumentalisés.
La position officielle du gouvernement sénégalais reste mesurée. Mais certains analystes craignent que cette polarisation ne débouche sur une crispation durable. Car si la société civile semble globalement acquise à la cause palestinienne, les impératifs diplomatiques, économiques et sécuritaires poussent Dakar à maintenir une certaine neutralité. Un équilibre précaire, difficile à tenir sur la durée.
En refusant d’autoriser certaines manifestations ou en ménageant ses partenaires internationaux, le Sénégal tente d’éviter l’escalade. Mais à mesure que le conflit s’enlise au Proche-Orient, les répliques diplomatiques et symboliques continueront de se faire sentir… jusqu’au cœur de la nation sénégalaise.
AMADOU CAMARA GUEYE