Publié le 23 Oct 2024 - 19:03
DÉBAT AUTOUR DU LIVRE "L’IDÉE DE LA CASAMANCE AUTONOME"

L'irrédentisme au cœur de la polémique

 

Le livre intitulé "L’idée de la Casamance autonome. Possibles et dettes morales de la situation coloniale au Sénégal" des Éditions Karthala, qui doit officiellement sortir le 24 octobre, fait déjà couler beaucoup d’encre. Certains y voient une contribution académique sérieuse à la compréhension des dynamiques historiques de la Casamance, tandis que d'autres le perçoivent comme un ouvrage provocateur, alimentant des idées irrédentistes dans un contexte déjà tendu. La question taboue de l’indépendance de la Casamance, après des décennies de conflit et de réconciliation fragile, est de nouveau sur la table.

 

La région de la Casamance, située au sud du Sénégal, est marquée par une histoire particulière de luttes autonomistes qui remontent à l’époque coloniale. Le Mouvement des forces démocratiques de la Casamance (MFDC), fer de lance de cette lutte, a réclamé l’indépendance pendant plus de 40 ans, s’appuyant notamment sur l’idée que la Casamance aurait acquis un droit à la séparation pendant la colonisation française. Cette thèse a été largement rejetée par la majorité des historiens et des experts, mais elle continue de trouver un écho parmi une partie de la population casamançaise.

L’ouvrage de Séverine Bernard, historienne spécialisée sur l’Afrique de l’Ouest, repose sur des recherches d’archives publiques et privées inédites ainsi que sur de nombreux entretiens. Il s’attache à retracer l’histoire de la Casamance sous l’angle des projets d’autonomie et de l’administration coloniale française.

Selon l’autrice, l’autonomie de cette région méridionale du Sénégal aurait été un projet avorté de la colonisation et de la décolonisation, une idée à la fois discutée par des agents français et des militants casamançais. Le livre explore également les implications de ces projets dans la construction de l’État sénégalais et la mémoire politique casamançaise.

Les réactions immédiates : entre soutien académique et condamnation politique

La publication imminente de "L’idée de la Casamance autonome" a suscité une vague de réactions dans le milieu intellectuel et politique sénégalais. Alors que certains chercheurs et observateurs saluent l’ouvrage pour son approche rigoureuse et son apport à la compréhension des dynamiques historiques de la région, d’autres le qualifient de dangereux et irresponsable.

L’historien et écrivain sénégalais basé en France, Elgas, s’est exprimé favorablement sur l’ouvrage : ‘’Ce livre est remarquable, sérieux, documenté et salutaire. Il permet de sortir la Casamance de nombreux fantasmes, de pensées faciles et de totems paresseux.’’ De même, le Dr Rama Saala Dieng a souligné que le domaine de la recherche académique ne doit pas être limité par des tabous et qu’il est important de discuter librement des idées, tout en soulignant la rigueur de l’autrice.

Cependant, pour certains acteurs politiques et commentateurs, cet ouvrage représente une menace. Le parti politique APR (Alliance pour la République), dans un communiqué virulent, a fustigé le silence des autorités sénégalaises, en particulier celui du président Bassirou Diomaye Faye et du Premier ministre Ousmane Sonko, face à ce qu’ils qualifient de "pamphlet irrédentiste". ‘’Pourquoi le président, garant de l’unité nationale, garde-t-il un silence aussi troublant ? Pourquoi le Premier ministre, défenseur de la justice et de l’unité nationale, n’a-t-il pas condamné ce livre ?’’, s’interroge l’APR, appelant à une prise de position claire des autorités pour dissocier l’État de ce qu’il considère comme des idées dangereuses pour la cohésion nationale.

Le politologue et journaliste Yoro Dia, critique ouvert du nouveau régime, a également dénoncé l’ouvrage. ‘’Ce livre ressuscite les thèses de l’ancien leader du MFDC, abbé Diamacoune Senghor. C’est une continuation de la guerre par d’autres moyens’’, a-t-il martelé lors d’une émission, appelant les Sénégalais à "se réveiller" face à ce qu’il perçoit comme une menace existentielle pour le pays.

Les autorités locales montent au créneau

À Ziguinchor, ville principale de la Casamance, la tension est palpable. La rencontre de préparation à la publication du livre, initialement prévue pour le 26 octobre 2024, a été interdite par les autorités locales, arguant du risque de troubles à l’ordre public. Cette décision reflète l’inquiétude grandissante quant à l’impact que ce débat pourrait avoir sur une région où la paix, bien que retrouvée après des décennies de conflit, reste fragile.

Pour certains responsables locaux, comme le professeur Bertrand Bassène, le livre ne prône pas l’indépendance de la Casamance, mais offre une analyse historique de ses aspirations autonomistes au fil des décennies. ‘’Le livre traite de l’économie, de la mémoire politique et des projets d’autonomie de la Casamance, mais il ne s’agit pas d’une apologie de l’indépendance. Nous devons pouvoir discuter librement de ces questions sans tomber dans des spéculations alarmistes’’, a-t-il déclaré lors d’une émission de radio.

Un débat qui divise profondément

Ce débat met en lumière les lignes de fracture toujours présentes dans la société sénégalaise, concernant la question de la Casamance. Pour les uns, évoquer l’autonomie de cette région revient à rouvrir une plaie mal cicatrisée et à risquer de réactiver les tensions séparatistes. Pour d’autres, il est crucial de revisiter cette question dans une démarche académique et historique pour mieux comprendre les dynamiques politiques qui continuent de modeler les relations entre la Casamance et le reste du Sénégal.

Plusieurs chercheurs se défendent de toute intention de provocation. Pour eux, ‘’ce travail de l’historienne n’est pas de prendre position pour ou contre l’autonomie de la Casamance, mais d’analyser comment cette idée s’est développée dans l’histoire coloniale et postcoloniale. Il est important de comprendre ces dynamiques pour mieux appréhender les enjeux actuels’’.

Cependant, les critiques ne faiblissent pas. Cheikh Yerim Seck, journaliste et analyste politique, est allé plus loin en appelant à une interdiction pure et simple de la publication de l’ouvrage au Sénégal. ‘’Imaginez qu’en France, quelqu’un publie un livre prônant l’indépendance de la Corse. Il serait immédiatement arrêté. Ce livre ne doit pas voir le jour ici, car il menace la cohésion sociale de notre pays’’.

La controverse autour de "L’idée de la Casamance autonome…" reflète un débat plus large sur la place de la recherche académique dans une société en quête de stabilité et de réconciliation. Jusqu’où peut aller la liberté de la recherche lorsque les sujets touchent à des questions aussi sensibles que l’unité nationale et la mémoire collective ?

Si certains appellent à une réflexion sereine et ouverte sur l’histoire complexe de la Casamance, d’autres, notamment dans le milieu politique, considèrent que cette réflexion doit être menée avec précaution, sans risquer de déstabiliser un équilibre fragile.

Le 26 octobre marquera-t-il un nouveau tournant dans le débat sur la question casamançaise ? Le Sénégal, qui a déjà traversé plusieurs décennies de conflit dans cette région, est à la croisée des chemins. Le silence des autorités sur ce sujet pourrait bien être brisé dans les jours à venir, sous la pression croissante des acteurs politiques.

Ce débat n'est pas sans rappeler un épisode similaire survenu au début des années 2000, lorsque le livre de Jean-Claude Marut, chercheur au CNRS, intitulé "Casamance. Ce que disent les armes" fut censuré par le gouvernement de l'époque, dirigé par Abdoulaye Wade. L'ouvrage, qui analysait les dynamiques de la rébellion armée en Casamance, avait été jugé trop sensible par les autorités sénégalaises qui craignaient qu'il n'enflamme les tensions déjà présentes dans la région.

"L’idée de la Casamance autonome…" met en lumière les tensions persistantes entre histoire, mémoire et politique au Sénégal. Il réveille des souvenirs douloureux et ouvre un débat crucial sur l'avenir de la région et du pays. Face à la résonance politique et sociale de ce débat, la question demeure : jusqu’où ira la liberté académique dans un contexte aussi délicat ?

AMADOU CAMARA GUEYE

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