Publié le 16 Jun 2021 - 22:39
ENQUETE SUR LES MARCHES PUBLICS

Dans le labyrinthe des milliards

 

Entre le diktat des bailleurs, la quête de facilité de certains opérateurs économiques sénégalais et le dénuement de l’Etat, c’est le privé étranger qui jubile, dans l’octroi des marchés publics.

 

En ce dimanche 13 juin 2021, quelques jours seulement après leur sortie musclée contre l’Etat du Sénégal ou ses démembrements prompts, selon eux, à privilégier la préférence étrangère à la préférence nationale, les avocats d’Ecotra s’emmurent dans le silence.  Finalement, c’est Maitre El Hadj Diouf qui décroche son téléphone et donne une promesse ferme de réagir vers 15 h, pour aller plus en profondeur dans le dossier de son client évincé du marché relatif à la boucle des Kalounayes, en Casamance, au profit de la Chinoise CRSG (China Railway Seventh Group). La suite, c’est un téléphone qui ne cessera de sonner dans le vide. Ni les multiples appels ni les SMS à lui envoyés ne le feront réagir. Même pas le plus petit mot pour décliner l’invite à parler du lancinant débat sur l’accès du privé national à la commande publique qu’ils ont pourtant remis sur la place publique, la semaine dernière.

Loin de la passion, il s’agit-là d’un débat qui soulève des enjeux réels de développement. En effet, la commande publique tourne autour de 2 500 et 3 000 milliards F CFA. Mais pour beaucoup, en particulier pour les opérateurs sénégalais, c’est une manne qui échappe à l’économie. Avocat de l’un des majors des entreprises de BTP au Sénégal - la sénégalaise Ecotra - Maitre Demba Ciré Bathily disait : ‘’Aujourd’hui, dans beaucoup de pays, il y a ce qu’on appelle la préférence nationale. C’est-à-dire, quand les nationaux peuvent faire certains marchés, on les favorise. Ici, non seulement, on ne favorise pas les nationaux, mais on crée des critères artificiels pour les écarter. Heureusement, notre Cour suprême, qui était là pour veiller au grain, a annulé la décision. Elle leur a dit qu’il est inconcevable de dire à une société qui fait 180 milliards de travaux, 52 milliards de chiffre d’affaires, 77 milliards de matériels, qu’elle n’est pas capable de réaliser un marché de 12 milliards. Elle a ainsi montré la voie…’’

Mais au-delà des griefs contre l’Etat, le cas Ecotra est symptomatique du casse-tête des privés nationaux pour l’accès à la commande publique. Ce qui a été curieux dans le dossier, c’est le statut même de la plaignante, en l’occurrence l’entreprise Ecotra. A tort ou à raison, ils sont nombreux, les observateurs, à estimer que c’est une entreprise qui a été faite de toutes pièces par le régime actuel. D’où la curiosité de la voir ruer dans les brancards pour vouer aux gémonies des décisions du même régime.

D’ailleurs, plaidait Maitre El Hadj Diouf, lors de la conférence de presse, ceci est un mauvais procès ; la vérité est qu’Ecotra est la meilleure dans les BTP. Il peste : ‘’On ne peut donc pas l’écarter à chaque fois qu’elle postule à un marché… Il ne faut pas faire croire aux Sénégalais que l’Etat prend parti pour Ecotra. Tout ce que l’entreprise a gagné, elle l’a mérité. Il ne faut pas admettre qu’on vous dise que c’est parce qu’Abdoulaye Sylla est ami du chef de l’Etat qu’il gagne des marchés. Ce n’est pas vrai. Ablaye ne travaille pas comme ça. C’est parce qu’il est le meilleur. Il ne cesse de laminer les Chinois, Européens et autres étrangers dans toutes les procédures ouvertes. Il faut que tout le monde le sache.’’

Les privés nationaux, entre retards de livraison et défauts d’exécution : les cas Ecotra et Jean Lefèvre

Une chose est sûre : au Sénégal, des privés naissent et meurent avec les régimes qui les ont fabriqués. D’autres, malgré les difficultés, survivent aux dirigeants qui les ont créés. Parfois, en transhumant comme les politiciens. Dans le cas d’Ecotra et de son patron, la brouille est arrivée plus tôt que d’habitude. Est-ce révélateur d’un clash au sommet ? La sortie des avocats a-t-elle été discutée avec les ‘’parrains’’ de l’entreprise ? Est-ce une sortie dirigée contre les autorités sénégalaises ou contre les bailleurs ? En tout cas, à en croire des sources proches de l’ARMP, Ecotra est l’entreprise qui fait le plus de recours devant l’autorité de régulation des marchés publics. Ce qui veut dire qu’elle perd pas mal de marchés. D’où peut-être le courroux de ses conseils.

Sur les raisons de ces évincements, les avis sont partagés. Si les uns estiment que c’est une discrimination, d’autres invoquent des ‘’manquements graves’’ de l’entreprise dans d’autres marchés qui lui ont été confiés. Un des exemples rappelé par plusieurs interlocuteurs, c’est le marché de l’assainissement à Diamniadio, chiffré à des dizaines de milliards F CFA, plus de 150 milliards F CFA, selon ce haut fonctionnaire. Qui souligne que les travaux qui devaient être livrés depuis 2019 continuent toujours de trainer.

Mais ce grief, il faut le préciser, n’est pas propre à Ecotra. Souvent, les entreprises sénégalaises qui gagnent certains gros marchés ont du mal à les terminer dans les délais requis. Parfois, c’est la qualité même qui fait défaut. L’opinion a encore en mémoire les travaux de la route Kaolack - Fatick réalisée par JLS de Bara Tall, sous Wade, et qui s’est dégradée en un temps record. Autant de choses qui militent en défaveur du privé national prompt à ruer dans les brancards.

Selon ce patron et ancien membre de l’ARMP, il y a privé et privé. ‘’Imaginez-vous qu’une autorité contractante va écarter CSE (Consortium sahélien des entreprises de Yérim Sow) pour défaut de capacité financière ? Sur ces projets financés avec l’argent des partenaires, certains laxismes ne peuvent pas prospérer, parce qu’il y a les partenaires qui veillent au grain. Ce n’est pas toujours le cas’’, confie-t-il, avant de renchérir : ‘’Dans d’autres projets, c’est l’autorité même qui a envie que les choses avancent, pour une raison ou une autre. Dans ces cas également, on les donne à ceux qui ont une bonne assise financière et une expérience avérée.’’

Quand la Bad corrige l’Administration sénégalaise

Pour en revenir au dossier Ecotra, plusieurs bizarreries ont été notées. Première bizarrerie : l’entreprise sénégalaise, dont les capacités techniques n’ont pas été remises en cause, a été moins disante que son homologue chinois.

En effet, là où CRSG avait proposé de réaliser le marché pour un montant de plus de 16 milliards F CFA, la Sénégalaise, elle, avait proposé un montant de plus de 14 milliards. Mais malgré cet avantage financier de deux milliards environ, l’autorité contractante a préféré l’offre chinoise sous les avis du bailleur. Pourquoi ?

Selon l’Ageroute, Ecotra n’a pas la capacité financière requise pour mener à bien ce marché. C’est ce qui résulte de la décision 141/2020/ARMP/CRD/DEF du 9 septembre 2020 du Comité de règlement des différends de l’ARMP. Dans cette décision, le Comité de règlement des différends confirme : ‘’La clause 2.3.3 des données particulières de l’appel d’offres stipule que le soumissionnaire doit montrer qu’il a accès à des financements tels que des avoirs liquides, avoir non grevés, lignes de crédit autres que l’avance de démarrage éventuelle, à hauteur de 3 milliards F CFA.’’

Et d’ajouter : ‘’L’attestation de capacité financière fournie ne prouve pas que l’entreprise Ecotra a accès à des financements tels que des avoirs liquides ou lignes de crédit permettant l’exécution du marché.’’ Il fallait, en sus de l’attestation de financement délivré à Ecotra par la CNCAS, une promesse de la banque émettrice de l’attestation… Un motif rejeté par la Cour suprême pour des motifs évoqués si après.

Loin de ces considérations d’ordre technique et bancaire, il faut noter une autre bizarrerie mise en exergue par l’arrêt de la Cour suprême. En effet, alors que l’on pensait que l’autorité contractante, en l’occurrence l’Agence des travaux et de gestion des routes (Ageroute), avait souverainement opté pour la Chinoise, il ressort de l’examen de l’arrêt rendu par la Cour suprême qu’en fait, il n’en fût rien.

La décision d’attribuer le marché à CRSG a été prise suite aux observations de la Banque africaine de développement (Bad), bailleur du projet. La Cour suprême de rappeler : ‘’Qu’après analyse des offres, le comité d’Ageroute a proposé l’attribution provisoire du marché à la société requérante (Ecotra) qui a présenté l’offre évaluée conforme pour l’essentiel la moins disante… Ce choix a été porté à la connaissance de la Bad, qui a émis l’avis d’objection aux motifs qu’Ecotra ne satisfait pas à deux critères : l’expérience spécifique et le chiffre d’affaires moyen annuel…’’

La banque panafricaine ou les bailleurs ont-ils un grief particulier contre Ecotra ? Le fait est que l’entreprise sénégalaise peine, depuis quelques années, à remporter des marchés, malgré un arsenal redoutable de matériel. ‘’Ce qu’il faut savoir, confie ce haut fonctionnaire, c’est que l’expertise et le matériel, ça peut s’acheter. Mais le savoir, cela se construit sur une longue durée. Je vous conseille juste de faire l’inventaire des marchés confiés à cette entreprise. Qu’est-ce qu’elle en a fait ?’’.

La capacité financière, l’arme contre les privés nationaux

De ces observations, il résulte deux obstacles majeurs qui contrecarrent souvent l’accès des entreprises sénégalaises à la commande publique, quand elles parviennent à dépasser l’étape de la capacité technique et de l’expérience. D’une part, il y a la capacité financière ; d’autre part, il y a l’obstacle des bailleurs. En l’espèce, Ecotra a surtout été victime de l’objection du bailleur qui a mis ses billes et qui dicte ses lois à l’Administration sénégalaise.

Mais pour Lamine Ba, responsable à l’Apix, il faut relativiser. ‘’Ce qui est important, c’est de savoir si le motif pour lequel le soumissionnaire a été évincé est objectif ou non. Et à ce niveau, la Bad ne badine pas avec les règles de transparence. Je vois mal cette institution écarter une entreprise africaine pour des arguments légers. Je ne le pense pas’’.

Toutefois, s’empresse-t-il de préciser, ‘’ce qu’il faut savoir, c’est qu’il n’y a pas de souveraineté, dès que le financement est extérieur. Même si c’est une dette, le prêteur va mettre ses conditions. Parfois, il y a des clauses qui exigent de requérir l’avis du bailleur avant l’attribution du marché. Mais comme je l’ai dit, le plus important c’est de négocier l’ouverture des procédures aux nationaux et de veiller à la transparence des procédures’’.

Intervenant lors de la conférence des avocats d’Ecotra, Maitre Aly Fall estime qu’il y a une réelle question de souveraineté qui se pose à nos Etats. ‘’Aujourd’hui, dit-il, il n’y a pas de doute que nous avons la souveraineté politique. Mais il faut savoir que la souveraineté la plus importante, elle est économique. Sauvegarder les intérêts de notre secteur privé national, c’est sauvegarder l’emploi, c’est sauvegarder notre économie, nos richesses. Il est déplorable d’avoir toujours à lancer un appel pour que ces privés nationaux puissent profiter du respect des règles du jeu’’.

Par ailleurs, il est très facile de tout mettre sur le dos de l’Etat. La faiblesse des acteurs du privé national et le manque de diligence, dans certains cas, n’est pas une création de l’esprit. D’où cette invite de l’ancien membre de l’ARMP à plus de regroupements. ‘’Pour moi, il faut que le secteur privé aille vers des consortiums. Nous avons besoin d’un secteur privé plus dynamique que ce que nous avons. Il faut former de grands groupes. Mais ce n’est pas demain la veille, si l’on sait que ce n’est pas un secteur privé homogène et les acteurs ne se font pas toujours confiance’’.

Cela dit, fait-il remarquer, l’Etat n’a aucun intérêt d’écarter les acteurs sénégalais des marchés publics.

MOR AMAR

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