Les nouveaux Ceddos
L’ambition est à l’Homme ce que l’argent est à la société : un lubrifiant. Elle graisse les appareils de l’âme, accroît le sentiment de grandeur et donne du sens à l’avenir. C’est le fameux « Thymos », ce désir de reconnaissance, qui serait d’ailleurs la cause de toutes les guerres, selon Francis Fukuyama. Mais le jeune disciple d’Hyppocrate en faculté qui rêve de l’agrégation diffère fortement de l’homme politique qui espère le grand soir. Si le médecin soigne et espère secrètement découvrir un jour quelque remède qui va soulager les souffrances de millions de personnes, l’autre, lui, veut d’abord se soigner socialement.
Maintenant que la poussière est retombée après les élections locales du 29 juin, et que les uns et les autres ramassent les débris laissés sur le champ politique (cette élection a plus créé de problèmes qu’elle n’en a réglés), il faut bien s’interroger sur les subites vocations nées comme des champignons après une ondée d’hivernage. Qu’est ce qui les fait courir ? La floraison des listes (plus de 2700) à l’échelle nationale émeut ; la typologie des alliances étonne ; et le discours servi aux populations est résumé en l’oraison funèbre des programmes politiques.
Comment dans un petit pays comme le Sénégal, -démocratie coriace s’il en est-, comment moins de 2 millions d’électeurs peuvent-ils se retrouver devant une telle farandole. Ce ne sont pas les structures des appareils qui sont en cause, mais les hommes et femmes chargés de les animer. Un déroulé politique s’adosse à une société. Cette société sénégalaise qui devient terriblement individualiste au point que le curseur de l’excellence sociale s’est déplacé.
Faut-il faire du Bien ou avoir des biens ? Le consensus devient une denrée de plus en plus précieuse. Or, sans lui, les systèmes s’effilochent et le contre-nature devient la norme. L’ancien président de la République (encore lui) a ainsi donné un coup de pouce à la campagne de la socialiste, Me Aïssata Tall Sall, candidate à Podor. Ainsi un peu partout, des mariages entre carpes et lapins ont été célébrés.
La démocratie est finalement épouvante car elle demande beaucoup d’abandon de soi au moment des choix. Les listes parallèles au sein des partis trahissent cet incompressible besoin qu’ont les nouveaux animateurs de la vie politique sénégalaise de « thymoter », de faire savoir à la face du monde qu’ils existent. Même mis en minorité, beaucoup parmi eux trouveront toujours des alliés (souvent avec qui ils ont partagé le même sort) pour monter à l’assaut des urnes, quoiqu’il en coûte au « parti ». C’est cette fameuse société d’accaparement admirablement décrite par le sociologue Malick Ndiaye.
Mais les Ceddos d’antan diffèrent –naturellement- de leurs héritiers. Les anciens avaient le sens de l’honneur et se battaient souvent pour des indépendances, pour le clan ou le terroir. Chez beaucoup de nouveaux, comme à Wall-Street ou au Palais Brongniart, maintenant, c’est le temps de la spéculation et de la surenchère pour tirer le meilleur profit. La politique devient de plus en plus un investissement et c’est le temps des « fonds vautours ».
Sinon on ne comprendrait pas certaines alliances. Les chercheurs expliquent cette situation par la fin des idéologies et l’émergence du pragmatisme, pas au sens philosophique, mais selon un entendement bien sénégalais : l’essentiel est de se « tirer d’affaire ». La jeune démocratie sénégalaise va de plus en plus faire face aux contradictions du nouvel homo senegalensis.
Insidieusement, les appareils au sommet perdent de leur autorité. Certes, le centralisme démocratique n’a pas eu que de bons effets entre les années socialistes, le césarisme démocratique de Me Wade et la fameuse « ligne ».
L’absence d’idéologie, si c e n’est le marketing personnel, tue les clivages, installe un conformisme qui arrange les nouveaux ceddos mais lèse le citoyen lambda qui attend des réponses à ses interrogations sur son vécu et sur son avenir. Il se pose des questions, mais, généralement, en écho, il a déjà entendu les promesses qu’on lui sert. Depuis toujours. Tout au long de la campagne électorale, l’argent et le folklore ont été rois, avec une atonie de la prospective, parce que, finalement, qu’est ce la politique si ce n’est gérer le présent pour le groupe et dessiner les contours de l’avenir ?
Les discours (pour la plupart), certes centrés sur les géographies du terroir convoité, ont plus été des auréoles sonores que des argumentaires de conviction. Cette situation appelle l’engagement de nouveaux leaders éclairés pour faire face aux nouveaux ceddos. Les intellectuels doivent s’engager. Il faut prendre une décision, la bonne ou une mauvaise (visiter les extrêmes), mais il faut en prendre une. La nature a horreur du vide.