Publié le 10 Sep 2015 - 23:11
MOUSTAPHA NDIAYE, SOCIOLOGUE

 ‘’Le suicide d’un individu a une motivation profondément sociale’’

 

Le suicide est un acte individuel, mais il a une cause purement sociale. C’est un acte qui est toujours lié au groupe. Le sociologue Moustapha Ndiaye, spécialisé en la matière, décortique le phénomène. L’évolution, les moyens utilisés pour le suicide et la prise en charge.

 

On parle de plus en plus de suicide. Le phénomène a-t-il pris de l’ampleur ou alors est-ce les médias qui l’amplifient ?

Je voudrais juste rappeler ce qu’est le suicide. Comme le disait Durkheim dans son livre ‘’Le suicide’’, c’est un aspect pathologique des sociétés modernes. La société moderne se caractérise fondamentalement par une montée en puissance de l’égoïsme de l’individu. L’autre aspect essentiel est la concurrence permanente entre les individus. Plus on avance dans la modernité, plus le niveau de vie des gens augmente, plus ils aspirent à un certain confort, à certaines ambitions autant professionnelles que sociales. Ce challenge que l’Homme se pose en termes de défis fait qu’il est dans une perpétuelle course avec lui-même et avec la société. De ce point de vue déjà, on peut considérer que le suicide est un aspect pathologique des sociétés modernes. Maintenant, ça a augmenté ou c’est l’effet de la médiatisation, peut-être qu’il aurait fallu faire une étude dans les mêmes conditions que Durkheim.

C'est-à-dire…

Durkheim avait fait le tour des morgues pour recenser les cas de suicide et faire des statistiques pour savoir d’abord quel était l’état du suicide afin de déterminer si c’est un phénomène social et ses causes. Je pourrais dire qu’il y a deux choses. Comme j’ai dit tantôt, on est dans une société qui tend vers une certaine modernité. Et plus on tend vers la modernité plus les structures traditionnelles se dilatent. Donc, la solidarité mécanique laisse de plus en plus de place à une solidarité organique. L’individu prend de plus en plus une place importante comparativement à la société. Cela tend à isoler l’individu par rapport à la structure sociale qui pouvait l’empêcher peut-être de faire certaines choses.

De ce point de vue, on peut considérer naturellement que plus on avance dans la modernité, plus l’individu s’individualise, si je peux m’exprimer ainsi. L’individu se libère de l’étau sociétal pour ne penser que par lui-même et par rapport à ses propres intérêts. Et cela naturellement tend à l’isoler et à le pousser à une certaine tendance suicidogène.

De l’autre côté, il y a l’effet de la médiatisation. Comme le disait Castells dans son livre phénoménal qui a été traduit dans plusieurs langues ‘’La société en réseaux’’, on est dans une société où la communication joue un rôle fondamental, une société de communication. La place des outils de communication en jonction avec les technologies non seulement accélère la cadence dans l’accès à l’information mais rend de plus en plus l’information accessible. Ce qui fait in fine qu’il y a un effet amplificateur. S’il se passe un évènement, aussi isolé soit-il, quelque part au Sénégal voir dans le monde, en un temps réel, c’est amplifié partout dans le monde.

Partant de ce que vous venez de dire, est-ce qu’on peut considérer les centres villes comme plus suicidogènes ?

Je nuancerais un peu. Et je me réfère un peu à Durkheim qui disait que le suicide, c’est un phénomène individuel en tant que tel mais dont les causes sont sociales. C’est un acte individuel parce qu’on décide de mettre un terme à sa vie. Mais quand on pousse  la réflexion et les recherches de Durkheim et son approche de causalité, on se rend compte à chaque fois que le suicide d’un individu a une motivation profondément sociale. On se sent offensé dans sa vie ; on a échoué ; on a peur du regard de la société ; on a commis un acte qui est en déphasage avec son milieu social d’appartenance. Donc, il y a chaque fois une cause sociale derrière l’acte ayant poussé au suicide. Et si on retourne à votre question, on se rend compte que les milieux ruraux sont aussi fortement marqués par les empreintes sociales.

On lit chaque fois dans la presse qu’on a trouvé dans tel ou tel autre village, dans tel ou tel coin du Sénégal, quelqu’un qui s’est pendu. Les enquêtes ne sont pas divulguées. Le niveau d’honneur dans les sociétés traditionnelles, ce niveau de référence par rapport à l’honneur du point de vue de la société est très fort. Alors que dans les sociétés urbaines, les personnes vivent de façon isolée. Aujourd’hui dans les sociétés urbaines, vous pouvez faire n’importe quel dégât ou infraction par rapport à vos valeurs, vous pouvez passer inaperçu. Parce qu’on ne se calcule pas.

Dans les centres urbains où l’activité économique est fondamentalement concentrée, les individus peuvent être conditionnés à se suicider d’abord par le stress au quotidien. Ça, c’est un nouveau phénomène au Sénégal. On ne s’en rend pas compte surtout à Dakar. J’ai fait souvent de la prospection et à Dakar, d’ici 5 ans voire 10 ans aux maximum, on va voir des cas de pathologies très graves dont on n’a jamais eu affaire. D’où un taux de suicide assez élevé. Parce que les gens vivent dans des milieux très restreints. Ce qui est contraire à nos habitudes de vie. On vit dans des appartements qui ressemblent un peu à des tours comme dans les banlieues françaises.

Les gens n’ont pas assez d’espace. Ils courent du matin au soir à la recherche de la dépense quotidienne. Dans leurs lieux de travail, ils sont tout le temps stressés parce qu’ils sont conditionnés par les obligations de performance. Arrivés chez eux, ils sont dans un endroit étroit. Ils ont à peine le temps de parler. Alors que c’est important, on est dans une société d’oralité où tout se règle par des conciliabules du point de vu oratoire. Et on capitalise tellement de frustrations, tellement de stress que ça développe des courants suicidogènes. De ce point de vue, on peut considérer que les centres urbains sont de potentiels courants suicidogènes. Mais je ne mets pas la relation de causalité entre un milieu rural moins exposé aux cas de suicides qu’un milieu urbain plus exposé. J’ai dit que dans les deux cas, on peut avoir des propensions suicidogènes.

Les moyens utilisés pour le suicide sont-ils liés à des groupes ?

Si on s’avance dans la systématisation, il y a des cas suivant les groupes considérés. On sait que chez les cadres, ça peut être l’utilisation de substances. Ça peut être des calmants ou autre chose comme de la drogue par exemple. Chez les femmes, on utilise d’autres types de produits par rapport à des frustrations. Dans le milieu rural, moi les cas que je lis de plus en plus dans la presse sont des cas de pendaisons. Dans les centres urbains, on retrouve souvent des catégories ciblées de types de suicides. Seul un travail approfondi pourrait nous permettre d’avoir des informations plus plausibles.

Comment expliquez-vous la prédominance de la tendance au suicide du côté des femmes ?

On peut trouver des pistes d’explications par rapport à ça. Vous savez, on est dans une société où la femme occupe une place importante. La charge affective, émotionnelle, la charge de responsabilité chez la femme est plus grande que chez les hommes de manière générale. Vous savez, on a tendance à dire que dans une société, si vous éduquez une femme, vous éduquez une société. Si vous éduquez un homme, vous éduquez un individu. Quand un enfant réussit, c’est tout le monde. Quand un enfant échoue, c’est la femme. On a tendance à assimiler l’échec à la femme. Même quand pour un père de famille rien ne marche, on lui dit que sa femme ne lui porte pas bonheur. Il y a dans nos sociétés, et traditionnellement, une charge affective, émotionnelle et de responsabilité de la femme qui fait que, si on reprend le modèle de Durkheim, il y a toujours une cause sociale par rapport au suicide.

Donc, par rapport à l’honneur de la femme, à sa place, à la perception que la société a sur elle, elle est plus exposée à laver son honneur par le suicide. Je vous donne un exemple. Je pense qu’aujourd’hui, ça a changé mais à l’époque, une fille qui est enceinte dans une école, c’est elle qui est exclue et non le garçon. Dans la société en général, une femme qui est enceinte hors mariage est plus indexée qu’un homme qui engrosse. Toute cette charge-là fait qu’on peut comprendre que la femme soit plus exposée au suicide que l’homme.

Est-ce que la société propose des solutions aux candidats au suicide ?

Si je me fie aux apparences, je n’ai pas l’impression que cela soit véritablement une question prise en charge par nos sociétés. D’abord parce que nos sociétés ne sont pas préparées à cette forme de modernisation, surtout à Dakar. Parce que très souvent, nous qui vivons à Dakar, avons tendance à croire que tout réside à Dakar. Or, c’est très différent. Il suffit de dépasser Diamniadio pour voir qu’on n’a pas le même rapport au temps et au travail. Si on réfléchit sur la question, on se rend compte que nos sociétés ne sont pas préparées. Parce qu’on vivait dans une société où on était dans des cadres sociaux  propices à une vie harmonieuse. Les différends étaient réglés dans les familles. Elles étaient très nombreuses. Or, on est de plus en plus dans des modèles de familles nucléaires. C’est assez restreint en termes d’effectif. Et comme je l’ai dit, le niveau de vie ne permet pas que les gens se réunissent pour parler.

 J’ai l’habitude de dire que nos familles sont devenues juste des semblants d’organisation qui en réalité sont confinés dans un espace très réduit qui est surtout un dortoir. On n’a pas le temps de manger ensemble de plus en plus. Dans beaucoup de familles, les gens ne mangent plus ensemble. Les moyens économiques ne le permettent pas. Donc, on se débrouille chacun de son côté. Ce qui développe un certain individualisme.

Aussi, les gens n’ont pas matériellement le temps de manger ensemble parce qu’on n’a pas les mêmes horaires. Certains travaillent la nuit, d’autres le jour, donc on n’arrive pas en même temps. Le suicide n’est pas la seule conséquence. Il y a d’autres pathologies qui vont se développer ici à Dakar. Le stress au travail, la violence individuelle chez les jeune, surtout. Ils sont confinés dans des espaces réduits alors qu’ils ont besoin d’espace pour se divertir. Donc ce sont des questions de santé publique qui auraient dû être prises en charge. C’est notre défaut ici en Afrique et particulièrement au Sénégal. On ne fait pas de la prospective. On a tendance à réfléchir dans le court terme.

Dans les milieux professionnels, je n’ai pas l’impression que le patronat réfléchit sur cette question-là et essaie de trouver des mesures correctionnelles. Les travailleurs sont davantage exposés au stress, à la précarité de l’emploi. C’est difficile pour nous les jeunes (et on en sait quelque chose) d’avoir un travail décent, un contrat décent. C’est souvent des contrats d’essai à n’en plus finir, des contrats à durée déterminée ; on renouvelle une fois et on vous laisse partir dans la nature. Les entreprises ne prennent pas en charge toutes ces questions-là ou font semblant de ne pas trop regarder. Les gens sont prêts à travailler dans n’importe quelles conditions. Les structures qui doivent prendre en charge ces questions-là, la société globale, les entreprises, l’Etat, en mon sens, n’y réfléchissent même pas.

PAR BABACAR WILLANE 

 

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