Publié le 10 Sep 2015 - 15:26
RECRUDESCENCE DES CAS DE SUICIDE AU SENEGAL

Les germes du désespoir

 

Le suicide a longtemps été considéré comme un phénomène pas digne d’intérêt. Il était presque rangé dans la rubrique faits divers. Mais la montée des statistiques a fini par ouvrir  les yeux sur la question. L’OMS a décidé pour la première fois de lui consacrer une journée mondiale. C’est aujourd’hui, jeudi 10 septembre. EnQuête en a pris prétexte pour s’enquérir de la situation au Sénégal. En essayant d’y voir plus clair quant à sa perception par la société, ce qu’en disent les statistiques, ses particularités ainsi que les explications fournies, grâce aux études scientifiques et éclairages des spécialistes. Et pour donner un visage à tout cela, votre journal vous propose l’histoire et les témoignages d’un suicidant.

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CAS DE SUICIDES REPETES AU SENEGAL

Les tragiques évasions sociales

Phénomène complexe et faisant appel à la pluridisciplinarité, le suicide fait de plus en plus l’objet d’une attention particulière au Sénégal. A l’heure actuelle, il est difficile de savoir s’il s’agit d’une augmentation des cas ou d’une illusion, résultat d’une plus grande médiatisation. Quels sont les raisons, les moyens et les résultats ? EnQuête a exploré des travaux scientifiques pour une meilleure compréhension.

Le suicide ! On en parle de plus en plus. Les médias relatent régulièrement des cas de suicide à travers le pays. Le phénomène paraît prendre de l’ampleur. Certains croient même à un accroissement de cas de suicides. S’agit-il réellement d’une augmentation du nombre des personnes qui mettent fin (volontairement) à leur vie ? Ou alors, est-ce le fait d’une médiatisation plus intense qui fait croire à cela ? Seules des statistiques peuvent répondre à ces questions. Malheureusement, les mails envoyés aux ministères de la Santé et de l’Intérieur sont restés sans suite. Nous n’avons donc pas pu disposer de statistiques globales sur la question.

Et tout porte à croire que le Sénégal ne dispose pas de chiffres en ce sens. Car les différentes productions scientifiques consultées et qui datent d’époques différentes (1962 pour le plus ancien et 2002 pour le plus récent) ont toutes conclu à l’absence de statistiques. ‘’Au Sénégal, à cause d’un manque d’indicateurs précis, il est encore difficile de classer le suicide parmi les causes de décès et de déterminer le rang qu’il y occupe’’, écrit le psychiatre Lamine Fall dans un article intitulé ‘’Tentative de suicide grave chez une enfant : une supposée rareté au Sénégal.’’

Mais une chose est au moins  sûre : le suicide est un phénomène réel au Sénégal. Dans le mémoire de DEA de Aby Diop soutenu en 2003, il a été fait cas de plusieurs études sur la question. Ainsi on apprend qu’en 1984, M. Hilal a présenté une étude couvrant la période 1968/1982. L’auteur qui a compilé les données de l’hôpital Principal et Le Dantec a recensé 1 210 cas de tentatives de suicide. ‘’Entre janvier 1992 et novembre 1996, A. Sylla a fait une étude sur 439 cas répertoriés à l’hôpital Principal’’. Aby Diop s’est appuyée elle aussi sur des données obtenues à Fann et Principal. Ainsi, du 1er janvier 1998 au 31 décembre 2002, elle a recensé 157 cas à Le Dantec et 376 à Principal, soit un total de 533 cas.

La difficulté d’avoir des données mêmes disponibles a été confirmée dans ce travail. L’étudiante indique avoir fait face à d’énormes difficultés pour avoir accès aux informations. Toutes les cliniques qu’elle a sollicitées ont refusé au nom de la confidentialité. Même l’hôpital Principal avait décliné dans un premier temps. ‘’Il a fallu insister pendant plusieurs semaines pour enfin obtenir une autorisation de consulter les registres’’, précise-t-elle. La difficulté à avoir des informations sur ce phénomène tient au fait que le suicide est un sujet tabou. Les normes sociales et la morale religieuse le condamnent. Les familles dont les membres se rendent coupables de tels actes en subissent parfois les conséquences. Car, le suicide est une transgression des règles sociales. Se donner la mort de façon volontaire est, d’après les sociologues, une remise en cause des fondements même de la collectivité.

En rapport à la famille et fait à la maison

‘’En Afrique, écrit Lamine Ndiaye, l’acte suicidaire est provocant, scandaleux et monstrueux. Il est souvent lié à la faiblesse, à l’aliénation, à l’autarcie et au désespoir, phénomène courant dans les sociétés où il est question du primat de la conscience collective sur la conscience individuelle[1]’’.

Sur le plan familial, le suicide suscite un sentiment de honte chez les parents. Sans oublier le fait que l’acte de suicide peut cacher toute une histoire peu glorieuse d’une famille. La révélation des véritables causes peut être un risque pour la famille. C’est d’ailleurs assez révélateur de savoir que près de 90% des tentatives de suicide dans l’échantillon d’Aby ont pour lieu la maison. Plus précis encore, la majorité des tentatives est liée à une affaire de famille. Par exemple, sur les 533 cas qu’elle a étudiés, les 279 personnes ont tenté le suicide pour des raisons de famille. ‘’Il va de soi donc que peu de personnes sont enclines à déclarer le suicide d’un proche ou d’un parent. Les risques de travestir les causes de la blessure ou du décès sont démultipliés d’autant plus qu’il n’y a pas beaucoup de témoins’’, fait remarquer Lamine Fall.

Cet auteur donne l’exemple d’une fille de dix ans, Salimata, qui,  pour ne pas retourner chez sa tante où elle a passé l’année scolaire, a ‘’ingurgité plusieurs comprimés de phénobarbital, médicament prescrit à sa mère pour une épilepsie’’. Mais une fois à l’hôpital, ses ‘’accompagnants ont plus ou moins tenu cette information cachée’’. Ils n’ont pas donné la vraie raison de l’état comateux dans lequel était plongée la jeune fille. Et si davantage sa tentative avait réussi, le mystère resterait sans doute entier.

Si la société n’aime pas trop le suicide, disent les sociologues, c’est aussi parce que c’est une remise en cause des normes. La collectivité enseigne à tous ses membres la voie de la réussite. Comme par exemple le fait d’aller à l’école, d’être sérieux, rigoureux, d’avoir des diplômes et un emploi. L’individu peut suivre tout ce chemin et une fois les diplômes obtenus, il est confronté au chômage.  En fonction de la force intérieure, les réactions ne sont pas les mêmes.

Les risques d’une intégration poussée

Certains démissionnent, d’autres tombent dans la dépression, d’autres deviennent agressifs, contre les autres ou contre eux-mêmes. Ici, le suicide est une interpellation de la société qui n’a pas pu trouver solutions à leurs problèmes. La série noire de suicides devant le palais de la République en est un exemple. Tous avaient des doléances formulées et répétées, mais jamais satisfaites. Ils ont décidé de s’attaquer à l’institution la plus élevée de la société, la Présidence. Mais ceci n’est qu’un point, car le suicide est lié au Sénégal plus à des raisons de fierté qu’à d’autres motivations.

Les études consultées affirment que l’honneur est très souvent la première raison. Auteur d’une thèse sur la question en 1962, Daouda Sow trouve l’explication dans ‘’l’intégration poussée de l’individu dans de petites collectivités, réglées par des lois strictes. Cet état de fait favorise l'importance du sentiment de l'honneur. Et la transgression des règles peut aboutir aux conduites extrêmes telles que le suicide. Cependant, le suicide pour l’honneur peut avoir plusieurs causes. Une accusation de viol pouvant déboucher sur une honte publique, une grossesse hors mariage, une attitude impardonnable d’un des parents… Même les raisons qui paraissent économiques de prime abord sont, au fond, liées à l’honneur. Ne pas réussir à l’école, ne pas avoir d’emploi ou de quoi assurer une cérémonie familiale est parfois un sentiment d’échec.

L’émigration clandestine en constitue un exemple patent. Les jeunes ne supportent pas l’idée d’avoir plus de 30 ans et d’être incapables de subvenir aux besoins de leurs parents. L’expression  ‘’tekki mbaa dee’’ (réussir ou mourir) a tout son sens ici. Avant même le départ, les candidats savent que seules deux issues s’offrent à eux : ‘’Barca’’ ou barsax’’. Les informations montrent que cette dernière probabilité est très forte ; et pourtant ils ne se découragent pas.

A propos du profil des candidats au suicide, il est à noter que les femmes sont progressivement plus nombreuses que les hommes. Une étude datée de l’époque coloniale avait indiqué qu’il y avait plus d’hommes que de femmes. ‘’Mais la tendance est depuis lors renversée’’, note Aby Diop qui poursuit : ‘’Déjà Halal, en faisant une étude sur les tentatives de suicide de 1968 à 1982, avait trouvé une forte prédominance des femmes (69,1%) sur une population de 1 210 cas. Cette même tendance se retrouve dans notre étude où nous avons 73,4% de femmes qui tentent de se suicider sur 533 cas traités sur une période de 5 ans.’’

Le suicide-chantage chez les femmes

Une situation qui s’expliquerait par le confinement des femmes à des rôles secondaires. Mais aussi à la soumission à laquelle elles sont astreintes et qui les empêche d’exprimer leurs sentiments. Mais il est important d’être prudent à ce niveau. Car si les femmes tentent le suicide plus que les hommes, ces derniers réussissent leurs tentatives plus qu’elles. Ce qui laisse penser à une forte présence de ce que les sociologues appellent le suicide-chantage. Un suicide qui n’en est pas un, mais qui vise à alerter sur sa condition. C’est le cas d’une jeune fille qui refuse un mariage forcé, une veuve dans la solitude, etc. Babacar Ndao (voir profil) qui s’y est déjà essayé récuse cette thèse. Pour lui, il s’agit d’une situation insurmontable et non d’un chantage.

Quant à l’âge des suicidants et suicidés, les résultats des études susmentionnées révèlent que la majorité à la trentaine. Une moyenne bien différente de celle de l’Occident qui avoisine les 60 ans. Des spécialistes pensent que cela est dû au fait que la population est très jeune au Sénégal. Il y a aussi les responsabilités qui pèsent sur eux à cet âge, surtout dans un contexte socio-économique de plus en plus difficile.

S’agissant enfin des moyens utilisés, ils restent très variés. La corde, le puits, les armes blanches et les produits toxiques sont les plus utilisés. Tout porte à croire que les trois premiers moyens sont plus utilisés en zone rurale, et les produits toxiques, particulièrement les médicaments, en milieu urbain. Mais ceci n’est qu’une vérité première. Elle n’est pas scientifique, même s’il y a des indices. L’absence de statistiques au niveau national ne permet pas d’être plus précis. Il en est de même de la fréquence du suicide entre la ville et la campagne. Le suicide devrait être plus important en ville du fait de l’absence d’une cellule importante qu’est la famille. Les individus vivent en collectivité mais ne sont pas liés par la parenté. Les relations sont plutôt circonstancielles. Le ciment social qui encadre l’individu n’existe donc plus. Quoi qu’il en soit, l’un dans l’autre, on peut considérer qu’une intégration trop marquée dans le groupe peut conduire au suicide dans certaines circonstances. De la même manière, une intégration insuffisante peut aussi avoir le même résultat.

Mais en définitive, quels que soient le motif, le moyen utilisé ou le résultat obtenu, le suicide est toujours la conséquence d’un choc entre un intérieur et un extérieur. C’est-à-dire une confrontation entre les valeurs morales et les normes édictées par la société et la force mentale propre à chaque individu. D’où la complexité du problème qui est à la fois sociologique, psychologique et psychiatrique.

BABACAR WILLANE

 

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