La guerre froide entre pouvoir et contre-pouvoir
Les relations entre la presse et le nouveau pouvoir risquent de se dégrader, en raison de fortes tensions liées à la pression fiscale et le placement en garde à vue du directeur de publication de "La Tribune" dans l’affaire du général Souleymane Kandé. Pour beaucoup de spécialistes, l’État doit faire preuve de sérénité et la presse de responsabilité dans le but d'éviter toute confrontation nuisible à la démocratie.
Les relations entre le nouveau pouvoir et la presse risquent de se tendre. En effet, à la suite de la publication de leurs unes concernant l’affectation du général Souleymane Kandé comme attaché militaire à l’ambassade du Sénégal à New Delhi, en Inde, le directeur de publication de ‘’La Tribune’’, Pape Moussa Traoré, a été placé en garde en vue et le directeur de publication du journal le ‘’Quotidien’’, Mouhamed Guèye a été convoqué à la Section de recherches de la gendarmerie pour s’expliquer sur les faits relayés.
Ces déboires judiciaires des deux journalistes tombent dans un contexte quelque peu tendu, après le redressement fiscal qui frappe le groupe D-Média dirigé par Bougane Guèye Dany qui dénonce un acharnement de la part des services fiscaux qui lui réclament près de deux milliards F CFA.
Face à cette situation, la Coordination des associations de la presse (Cap) rappelle aux autorités que la presse dispose de structures comme le Conseil pour l'observation des règles d'éthique et de déontologie (Cored) pour prendre en charge tous les griefs contre les professionnels de l’information.
De plus, la Cap n'oublie pas de rappeler aux journalistes la nécessité d’aller vers plus de rigueur et de professionnalisme dans le traitement de l’information.
Bipolarisation au sein de la presse
Cette tentation de confrontation risque d’entraver la bonne marche de la démocratie au Sénégal. Pour Moundiaye Cissé, président de l’ONG 3D, la bipolarisation au sein de la presse avec une presse d’opposition radicale et une presse qui défend le pouvoir, depuis l’ère Macky Sall, menace la quiétude de l’espace public qui doit être un champ de débats et de réflexions.
Dans cette optique, il appelle l’État à aller vers plus de sérénité et la presse à tendre vers plus de responsabilité. ‘’Nous n’avons pas besoin d’un État qui se mette à faire des arrestations tous azimuts et la presse doit se garder de faire dans la délation, dans la calomnie et diffuser des informations sensibles. C’est un équilibre qu’il faut mettre en place dans le but d’éviter une guéguerre entre la presse et le nouveau pouvoir qui dessert les intérêts de notre démocratie’’, soutient-il.
D’après lui, un renforcement de la concertation entre presse et pouvoir pourrait permettre d’éviter une précarisation rampante d’une partie de la presse sénégalaise. Ainsi, elle court le risque de voir cette dernière tomber sous la coupe d’hommes politiques dans l’unique but de servir d’instrument de règlements de comptes politiques.
Cette montée des tensions entre le nouveau pouvoir et la presse n’a pas manqué d'être soulignée par Mamadou Ibra Kane, président du Conseil des diffuseurs et éditeurs de presse du Sénégal (Cdeps). Ce dernier a appelé le nouveau président à revoir sa position concernant l'amnistie fiscale envers les groupes de presse.
En effet, son prédécesseur Macky Sall avait décidé, le 18 mars dernier, d’éponger la dette fiscale des entreprises de presse du Sénégal, estimée à plus de 40 milliards F CFA. Sans oublier qu’en septembre 2019, l’ancien président leur avait accordé un effacement fiscal pour toute la période antérieure jusqu’au 31 décembre 2020, ensuite une exonération de toutes les taxes et tous les impôts du 1er janvier au 31 décembre 2021. Le patron du groupe de presse Africaine Communication Édition (Africom SA), éditeur des quotidiens ‘’Stades’’ et ‘’Sunu Lamb’’ se désole de la pression fiscale sur les entreprises de presse et du fait que l’amnistie fiscale n’a pas été consignée dans un décret.
‘’Depuis maintenant une semaine, les services des impôts ont envoyé aux entreprises de presse des notifications sur leur dette fiscale, parce que le président Macky Sall, malgré sa promesse d’effacement de la dette fiscale des entreprises de presse et sa consignation dans le communiqué du Conseil des ministres, n’a pas pris un décret’’. Ce qui fait ‘’qu’il n’y a aucune base matérielle sur l’effacement fiscal qui a été promis aux entreprises de presse par le président de la République’’, fulmine-t-il, avant d’indiquer le rôle central de la presse comme contre-pouvoir pour la consolidation de la démocratie.
La nécessité d’une thérapie de choc de la presse sinistrée
L’opposition de Bassirou Diomaye Faye, qui considère que cet effacement fiscal n’est pas une bonne chose pour les entreprises de presse, semble vouloir traduire une volonté de réformer et d’assainir le secteur de la presse qui connaît une explosion de titres dans la presse écrite et dans les médias en ligne. Pour Ibrahima Lissa Faye, le président de l’Association des professionnels de la presse en ligne (Appel) et membre de la Cap, l’avenir de la presse ne peut se faire qu’à travers la mise en place de cercles de concertations avec l’État du Sénégal, dans le but de mettre en place d’un environnement médiatique sain. ‘’Je peux vous dire que le secteur de la presse est sinistré et a réellement besoin d’une thérapie de choc. Dans notre pays, quand un secteur est en difficulté, il ne peut que se retourner vers l’État. En 2009, Nicolas Sarkozy avait déboursé près de 600 millions d’euros pour venir en aide à la presse française. Dans cette optique, il nous faut entamer des discussions pour un plan de relance du secteur’’, affirme l’ancien journaliste de ‘’Sud Quotidien’’.
Selon le patron de Pressafrik, la Cap a lancé un certain nombre de propositions allant dans le sens d’assurer une viabilité économique aux entreprises de presse. ‘’On peut remettre à plat toutes les ardoises et se fixer une échéance d’une année pour voir les entreprises de presse faire leur mue eu égard à la fiscalité, aux cotisations sociales et au respect du Code de la presse. À partir de là, on aurait une vision sur l’ampleur des difficultés de la presse qui n’arrive pas à gérer les charges. Par ailleurs, le Fonds d'appui et de développement de la presse (FADP) doit être revalorisé et le décret sur le financement de l’audiovisuel doit être rapidement mis en œuvre pour dégager des fonds substantiels pour la presse’’, soutient-il.
MAMADOU MAKHFOUSE NGOM