Publié le 29 Apr 2020 - 01:28
SYLVAIN LANDRY BIRANE FAYE (SOCIO-ANTHROPOLOGUE)

“L’expérience d’Ebola montre que...’’

 

Professeur titulaire des universités en sociologie et anthropologie, Sylvain Landry Birane Faye, donne des cours au département de Sociologie de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Spécialisé en socio-anthropologie de la santé et en recherche évaluative des politiques et systèmes de santé en Afrique et impliqué dans les équipes d'intervention de l'OMS et de l'UNICEF en tant qu'anthropologue, il possède une vaste expérience dans la lutte contre les épidémies (Guinée Conakry, Mali, RDC). Dans cet entretien avec EnQuête, il évalue la communication du Gouvernement, du ministère de la Santé et partage son expérience acquise avec l’épidémie Ebola en Guinée. Ce qui pourrait servir dans la lutte contre le coronavirus.

 

 

Comment appréciez-vous la communication faite par le Gouvernement, le ministère de la Santé autour du coronavirus ?

La stratégie de communication adoptée par le gouvernement a beaucoup évolué, depuis le début de l’épidémie et il faut s’en féliciter. Toutefois, il y a des failles qu’il faut bien analyser à chaud et leur apporter une réponse immédiate, surtout dans le contexte actuellement d’une augmentation de ce qui est usuellement appelé la transmission communautaire. Lorsqu’il y a une épidémie dans un pays, sa gestion s’établit en général autour des piliers classiques recommandés par l’OMS : la coordination, la surveillance épidémiologique, la prise en charge des cas (médicale et psychosociale), la logistique, et surtout la communication des risques et engagement communautaire (CREC). Cette dernière composante n’en est pas la moins importante, parce qu’elle détermine en grande partie la capacité des populations à accepter et à s’approprier les messages, les informations concernant les mesures de contrôle, afin d’arriver à rompre la chaîne de transmission de l’épidémie. Par expérience, nous savons aussi que c’est dans ce domaine de la communication pour le changement de comportements que plusieurs partenaires concentrent leurs efforts pour apporter un appui à l’Etat. Cela en fait un domaine prioritaire, mais assez sensible, qui nécessite un effort de coordination du ministère de la Santé et une implication des communautés qui doivent se sentir concernées par les comportements qu’on leur demande d’adopter.

Depuis que l’épidémie a été déclarée, le Centre des opérations d’urgence sanitaire (Cous) a été activé, le 2 mars 2020, et plusieurs initiatives de communication ont été prises par le ministère de la Santé et de l’Action Sociale (MSAS). Principalement, le Service national de l’éducation et de l’information pour la santé (SNEIPS) et le Cous ont été les canaux par lesquels s’est organisée la stratégie de communication institutionnelle, avec des activités de plaidoyer auprès des partenaires nationaux et acteurs communautaires, des communiqués et points de presse quotidiens. Cette stratégie a été développée avec les différents ministères et leurs démembrements, en vue de les impliquer dans le plaidoyer national. Des messages sur la maladie ont été diffusés à travers tous les canaux, notamment par la télévision nationale, les radios publiques et privées, les affiches et dépliants. Les compagnies de téléphonie mobile ont également été sollicitées pour l’envoi des messages aux usagers. Cette stratégie de communication a toutefois tardé à réellement se mettre en place et s’est illustrée comme une communication de crise et non comme une vraie communication sur les risques, pour bien préparer les communautés.

Pourquoi dites-vous cela ?

Dans le cadre du règlement sanitaire international, il faut tenir compte des quatre phases de la gestion d’une urgence de santé publique : préparation, réponse, rétablissement, prévention et mitigation. Au Sénégal, la communication de préparation a fait défaut. Pendant que le virus sévissait en Chine, les quelques initiatives dans ce sens ont plus porté sur le partage d’informations sur la maladie et cela n’a pas réussi à préparer réellement les Sénégalais à la perspective de l’épidémie. Les populations, ayant pensé pendant des semaines que cela n’arriverait pas chez elles, ont été surprises par les développements ultérieures de la pandémie, ce qui a conduit à beaucoup de réactions de peur. Avant, pendant et après les urgences de santé publique, la communication sur les risques est un élément crucial pour l'atténuation et la prévention du risque, la réponse et le contrôle de l’urgence, ainsi que le processus de rétablissement. Si elle était menée convenablement pendant que l’épidémie suivait son cours en Chine, en Italie, en France (tenant compte de nos rapports historiques avec certains de ces pays et les mouvements de populations qui existent et qui ont été depuis toujours des vecteurs de diffusion des épidémies), elle aurait permis d’anticiper les risques, en identifiant rapidement les rumeurs, la désinformation et autres problèmes de communication et ensuite les gérer.

Qu’aurait-on dû faire ?

La stratégie de communication aurait gagné à être plus promptement une communication sur les risques nécessitant de prendre en compte l’avis des populations touchées, les aspects sociaux, religieux, culturels, politiques et économiques associés à cet événement de risque. Ce processus aurait mieux aidé les parties prenantes à percevoir les différents risques à associer au Covid-19, à évaluer leurs vulnérabilités, à identifier leurs capacités à adopter les comportements favorables, à évaluer leurs résiliences, dans l’optique d’augmenter leur capacité à faire face à la survenue de cette maladie.  Depuis que sévit cette épidémie, le type de communication développée s’est plus focalisé sur la communication de crise, utilisant les mass média et visant plus à faire peur.

Les différents messages véhiculés ont été focalisés sur la nécessité d'adopter les gestes barrières, alors que face à une maladie nouvelle comme le Covid-19, les populations se posaient beaucoup de questions et avaient besoin de réponses, d’informations, de messages pour mieux comprendre la maladie, y croire et l’accepter. Sans ce préalable, il a été difficile que les messages bien connus à propos des gestes barrières aient tout de suite induit le changement de comportements souhaité. Plus spécifiquement, il est nécessaire actuellement qu’on dispose d’un système de communication interpersonnelle, de proximité, permettant de partager et de diffuser des informations sur les risques dans l’optique de favoriser une meilleure conscience, une compréhension de la maladie par le biais d’interventions aux niveaux individuel, familial et communautaire.

Vous pensez que la communication est agressive. Que faudrait-il faire ou dire aux Sénégalais pour leur faire comprendre que cette maladie se transmet rapidement et peut être dangereuse pour certains ?

En effet, nous avons tous pu constater que la stratégie de communication du MSAS s’est surtout focalisée sur des messages cherchant à faire peur aux sénégalais pour les amener à adopter les comportements souhaités. En dehors des gestes barrières, les messages relayés par les médias, les réseaux sociaux ont insisté sur le caractère dangereux et mortel de la maladie : le COVID est mortel! S’il y a beaucoup de cas, ce sera la catastrophe pour le pays ! Si les cas continuent, le pays ne pourra pas y faire face, parce que ne disposant pas de plus de 50 dispositifs de réanimation ! Si jamais le nombre de cas atteint un certain niveau, cela risque d’être dramatique, une hécatombe ! Ce scénario catastrophe visant à faire prendre conscience de la maladie, a amplifié les réactions de peur, plutôt que de faire comprendre aux Sénégalais la maladie, ses risques, mais aussi les possibilités de la prévenir.

De tels modes de traitement de l’information ont augmenté le stress et l’anxiété des populations, les amenant à adopter des comportements jugés irrationnels (cas du patient fugitif de la Caserne Samba Diéry Diallo qui a contaminé sa femme) ou à se tourner vers la religion pour se protéger. On s’est trop tôt préoccupé de répondre à des rumeurs (cela est nécessaire, mais cela peut souvent dévier des types d’informations dont ont besoin les communautés) et de faire accepter la maladie à des populations qui n’avaient pas encore suffisamment compris en quoi ça consistait.

En réalité, cette communication s’est focalisée sur la crise et des argumentaires biomédicaux pour chercher à faire peur, alors que dans des situations pareilles (et par expérience), les populations attendent d’abord de bien comprendre ce qui est en train de se passer, de pouvoir en avoir une idée (conscience), qu’on leur dise ce qu’elles doivent faire, pourquoi elles doivent le faire et en quoi cela s’inscrit dans leurs préoccupations. Une chose est d’appeler des populations entières à rester chez elles, une autre est de les amener à comprendre pourquoi ces mesures extrêmes sont essentielles.

L’analyse de la communication institutionnelle nous a montré en quoi le risque biomédical est mis en avant, sans tenir compte du risque social qui est aussi une composante essentielle dans la gestion des épidémies. Par ailleurs, une communication qui impose et dicte des comportements, sans tenir compte de l’intelligence sociale et des capacités d’acteurs dans les communautés, n’est pas en mesure de créer un climat de confiance, élément essentiel pour que le récepteur du message l’intègre et se l’approprie. Il peut être difficile de communiquer pendant une épidémie car, si la population panique, ne comprend rien ou ne fait pas confiance aux autorités ou au système de santé, elle peut écouter des informations données par ces entités, mais ne pas y croire. Dans cette perspective, la communication doit être plus de proximité, interpersonnelle qu’institutionnelle ou médiatique. Elle doit permettre aux populations de comprendre et de prendre conscience des risques, un préalable pour pouvoir placer des messages recommandant des changements de comportements, l’adoption d’attitudes souhaitées pour mettre fin à la transmission du virus.

Que pensez-vous de cette propension à organiser toutes les conférences de presse des membres du Gouvernement au ministère de la Santé, allant même jusqu’à celle sur l’aide alimentaire ?

Dans le cadre d’une urgence sanitaire de cette nature, la dimension intersectorielle est importante : plusieurs secteurs sont concernés au-delà du ministère de la Santé et de l’Action sociale : service national de l’hygiène, ministère en charge de l’élevage, en charge de l’agriculture, l’environnement, pêche, transport, commerce, services de sécurité et de défense, etc. Par expérience, la gestion d’une urgence sanitaire est sous le lead du ministère de la Santé et de l’Action sociale, qui organise la gestion et la coordination de la lutte, à travers le Comité National de Gestion des Epidémies (CNGE). Donc, il est normal et compréhensible que toutes les conférences de presse s’organisent à ce niveau, parce que l’Etat du Sénégal doit assumer son leadership dans la lutte, avec une bonne coordination des différents acteurs ministériels interpellés par la gestion de l’épidémie. Toutefois, s’il y a une critique à faire, c’est que l’aide alimentaire, dans le cadre de l’assistance sociale, aurait pu être coordonnée par la commission Logistique du CNGE et le Programme Alimentaire Mondial (PAM).  L’expérience de la gestion d’Ebola en Guinée a révélé que même si les ministères sont concernés par certains secteurs de la lutte, leur intervention doit se faire à travers l’organe de coordination de la lutte. Au Sénégal, utiliser cette approche aurait permis d’éviter tout le débat autour de l’aide alimentaire et rendu non nécessaire la création d’un fonds de suivi et de contrôle de cette aide.

Pensez-vous que la stratégie de sensibilisation est efficace ?

Si on s’en tient à la définition de l’efficacité qui est la capacité d'une personne, d'un groupe ou d'un système, à parvenir à ses fins, à ses objectifs (ou à ceux qu'on lui a fixés), on peut pour le moment dire à mi-chemin, que la stratégie de communication du MSAS dans le cadre du Covid-19, ne l’est pas. L’objectif de changement de comportements pour rompre la chaîne de transmission ne s’est pas encore réalisé : la transmission communautaire des cas augmente ; les Sénégalais ont du mal à rester chez eux ; certains citoyens transgressent l’interdiction de se déplacer de région à région, en utilisant des systèmes clandestins (véhicules de transports de marchandises, corbillards, camions réfrigérés, véhicules AD, etc.)

Pourquoi un tel état de fait ? En dehors de la communication de crise cherchant à faire peur, on sait qu’en direction des communautés, la stratégie de communication sur le Covid-19 a consisté en la diffusion de messages sur la maladie et les comportements de prévention par voie d’affichage grand public (affiches et flyers), ou à travers des spots à la télévision et à la radio. Un numéro vert a été aussi mis à la disposition du grand public, afin d’apporter des réponses aux éventuelles questions des citoyens. Les relais communautaires du secteur de la santé, les associations de jeunes de quartier, les associations sociales et culturelles, ont été mises à contribution pour faire de la prévention, notamment pour les plus âgés. Les autorités sanitaires ont encouragé la contribution de plusieurs catégories d’acteurs : les personnalités religieuses comme les marabouts, les imams, les prêtres ont été sensibilisées pour qu’elles jouent le rôle de relais auprès des populations. Les hommes politiques, les artistes (lutteurs, artistes, chanteurs) ont contribué aussi à la communication en enregistrant des messages vocaux ou des chansons.  On voit bien qu’il y a une diversité d’acteurs qui se sont impliqués pour faire porter les messages relatifs aux gestes barrières, à la distanciation sociale et au confinement volontaire.

Toutefois, le fait de répéter le même message “restez chez vous” ne me semble pas très éducateur ou susceptible de changer un comportement, puisqu’on dicte un comportement sans dire pourquoi celui-ci est essentiel dans la vie de l’individu.  Mieux, cela est devenu une chanson dans la bouche de tous les Sénégalais, ce qui, à force de répétition, a banalisé le message. Par ailleurs, s’il est utile que plusieurs catégories d’acteurs s’engagent dans la communication, l’absence de l’harmonisation de leurs messages et de leurs approches peut conduire à une sur-communication brouillant souvent les Sénégalais ou contribuant à augmenter l’angoisse. Pour éviter une telle situation, il faut renforcer l’harmonisation de la communication avec tous les partenaires de la lutte (OMS, CDC, UNICEF, USAID, Croix-Rouge Sénégalaise, ALIMA etc.), les différents groupes de presse et aussi élaborer des supports utilisables par tous (exemple de la Guinée, avec l’épidémie d’Ébola). Il faut aussi disposer, au-delà de la veille médiatique, d’un dispositif d’évaluation continue de la communication pour voir si les messages qu’on diffuse aux Sénégalais ont les effets attendus ou non, et de prendre les mesures d’amélioration.

Par ailleurs, la communication du ministère de la Santé a été dynamique, changeant en fonction des évolutions des stratégies pour s’adapter aux nouvelles évidences biomédicales relatives à ce virus peu connu chez l’humain. Toutefois, on peut regretter que dès le début de la maladie, on a communiqué sur la maladie avec une trop grande certitude, alors que les « incertitudes biomédicales » étaient plus nombreuses, les amenant à réorienter ou changer leurs messages au fil du temps que le virus se faisait de plus en plus connaître chez l’humain. D’abord, la communication a trop porté sur l’adoption des gestes barrières, principalement le confinement volontaire et le lavage des mains ; le port des masques seulement recommandé pour les porteurs de la maladie. Ensuite, le débat s’est déplacé sur le terrain de la prise en charge avec la chloroquine, « évitez l’automédication ». Récemment, les messages sur le port systématique des masques sont devenus les éléments phares de la communication. Ces évolutions des messages suivent la progression de la recherche biomédicale, toutefois le format de ces derniers ne permet pas aux Sénégalais de comprendre ce qui est en train de se passer. Dans le cadre d’une maladie dont on ne sait pas grand-chose, il est souvent recommandé la transparence, la nuance, pour établir la confiance. Les populations ont une mémoire et il est nécessaire de leur expliquer pourquoi certains messages semblent contradictoires. 

Par ailleurs, on observe une certaine discontinuité de l’information, depuis quelques jours : on se focalise plus le port des masques dans les lieux publics, ce qui suggère les déplacements), moins sur « restez chez vous » ou « lavez-vous les mains ». Certains Sénégalais en sont arrivés à penser qu’ils pouvaient se déplacer avec le masque (solution pour échapper au virus), ce qui remet en question tout l’effort au niveau communautaire pour faire prendre conscience de la nécessité de limiter les déplacements. Lorsqu’une épidémie éclate, il est essentiel de communiquer avec la population de manière fiable, claire, mais aussi d’intégrer les différents messages ou informations pour qu’elle comprenne qu’il s’agit d’un package cohérent. 

La communication à orientation communautaire, contextualisée, interpersonnelle est donc essentielle dans une épidémie. Les membres des communautés doivent être au cœur de la communication, afin de choisir des solutions appropriées et efficaces pour éviter la propagation de la maladie.

Comment analysez-vous les rassemblements devant les boulangeries ?

Les Sénégalais s’offusquent de ces mouvements de foule devant les boulangeries pour acheter du pain. Cette situation est regrettable, mais c’est un des effets pervers de la décision antérieure de mettre fin à la vente du pain dans les boutiques et les kiosques, au début de l’épidémie. Par ailleurs, elle explique une absence de proactivité dans les décisions qu’on prend : combien de Sénégalais ne pouvaient pas imaginer qu’une telle situation aurait lieu, surtout en période ramadan ? Quelles dispositions ont été prises pour anticiper et prévenir ces rassemblements ? N’aurait-on pas pu organiser les files au niveau de ces lieux de vente ? Cette situation nous pousse à nous demander si les lieux usuels de vente n’auraient pas pu empêcher de telles situations.

Pensez-vous que certains relais communautaires, comme les religieux, ont joué le rôle qu’ils devaient jouer ? 

Nous sommes convaincus que la lutte contre l’épidémie, la communication pour le changement de comportements ne peut être que communautaire, surtout dans un contexte de transmission communautaire. Dans cette perspective, c’est moins la communication institutionnelle que celle de proximité, interpersonnelle, portée par des acteurs communautaires engagés et s’engageant à engager leurs communautés avec eux dans la rupture de la chaîne de transmission. Il est clair que l’État du Sénégal a fait le plaidoyer auprès de certaines personnalités religieuses, coutumières et politiques. A Touba, les acteurs sanitaires de la ville, appuyés par diverses organisations communautaires et les guides religieux, ont encouragé l’adoption des bonnes pratiques d’hygiène, la limitation des déplacements et le respect du couvre-feu. Les plaidoyers en direction des religieux, les visites à domicile, les appuis apportés aux maisons mises en quarantaine pour améliorer leur résilience ont favorisé l’engagement des communautés et l’adoption des comportements souhaités. Les voix de ces autorités religieuses et coutumières sont assez autorisées et on ne peut rien faire dans les communautés sans passer par elles et avoir leur accompagnement.

Mais dans le travail communautaire de proximité (porte-à-porte, visites à domicile, suivi et accompagnement communautaire etc.), ce sont plutôt les acteurs communautaires de la santé, comme les relais (matrones, Bajenu gox, agents porteurs de dynamiques communautaires etc.), du développement local, qui sont plus efficaces.  L’apport de ces acteurs dans la prévention et la promotion de la santé au niveau communautaire n’est plus à discuter (surtout dans le domaine de la santé maternelle et néonatale, la nutrition, le paludisme) etc. Dans le Covid-19, ces acteurs ont jusque-là été peu visibles dans le travail communautaire, en particulier les acteurs communautaires de la santé comme les bajenu gox. Ces acteurs n’ont pas eu tout l’impact qu’ils devraient avoir, d’abord parce que le bénévolat qui caractérisait cette activité a de plus en plus disparu au profit d’un volontariat, qui suppose la promesse d’une motivation financière. Certaines bajenu gox n’ont pas été engagées, parce qu’elles attendaient que le district sanitaire de référence ou le niveau national contractualise avec leur fédération pour mener les activités. Par ailleurs, il faut aussi souligner que certains de ces acteurs censés représenter leurs communautés sont contestés et souffrent d’une faiblesse de légitimité aux yeux de leurs pairs. 

Pourtant, le Sénégal est un des pays où le tissu communautaire est très diversifié et dynamique, d’où l’intérêt de mieux faire usage de cette diversité des acteurs porteurs de dynamique communautaire, du développement local tout en l’encadrant. L’expérience d’Ebola montre que, s’il est nécessaire de passer par les légitimités classiques (autorités coutumières, religieuses, politiques, chefs de quartiers etc.), il est aussi pertinent d’être attentif aux personnes légitimes différentes des représentants de jeunes ou de femmes, parce que porteuses d’une identité reconnue et promue au niveau local. Ce sont des personnes issues des localités, disposant d’une certaine autorité pouvant leur permettre d’exercer une certaine domination et qui soit acceptée et consacrée par les populations. Cette légitimité peut être conférée par diverses ressources : capital social, capital économique, relations d’alliance, ethnie, charisme, carrière politique, longue durée dans le quartier, fonctions occupées etc.  Ces acteurs, identifiés et désignés par les communautés elles-mêmes comme des légitimités ont une position centrale dans la stratégie : ils sont le relais par lequel il faut engager les communautés et porter l’activité afin de lui donner une connotation plus locale. 

On parle aujourd’hui d’une tendance ascendante des cas communautaires. Que doit-on faire maintenant pour vraiment arrêter la propagation du coronavirus au Sénégal ?

Dans un contexte où la transmission intra-communautaire est en train de se développer et face à l’urgence de mieux circonscrire la maladie, il nous semble que la clé se trouve dans les communautés, leur responsabilisation et engagement dans la surveillance à base communautaire, en tenant compte de leur diversité. La situation actuelle montre que plus on teste, plus on a des cas positifs, et plus il y a une probabilité des cas graves. Le huitième cas de décès semble être le cas d’une personne qui n’avait pas été détectée et que c’est son autopsie qui l’a révélé. Cela voudrait dire que c’est une situation où l’épidémie n’est pas contrôlée, qu’il y a des personnes asymptomatiques. Cette nouvelle donne suggère qu'il faut faire évoluer la stratégie communautaire jusqu’ici employée : il est important de communiquer sur le port du masque, sur le lavage des mains, les gestes barrières comme un ensemble de mesures qui doivent aller les unes avec les autres. Cependant, c’est maintenant qu’il faut compter, suggérer et promouvoir l’engagement des communautés pour qu’elles se responsabilisent et initient une surveillance à base communautaire : au Mali, lorsque le pays a été menacé par une plus grande transmission du virus dans la zone de Kourémalé (frontalière avec la Guinée), c’est l’engagement de divers groupes sociaux qui a permis de dérouler une surveillance communautaire, signaler les gens de passage, tout en assistant les populations dans l’adoption des gestes barrières.

Aujourd’hui au Sénégal qu’on a des dynamiques qui exposent de plus en plus et induisent des risques de transmission (non-respect de la limitation des déplacements interurbains, mouvements de foule devant les boulangeries etc.), il faut impérativement compter avec les gens dont la voix compte (leaders traditionnels et charismatiques), les agents porteurs de dynamique communautaire (APDC), les acteurs communautaires de la santé pour assurer une vraie levée de boucliers dans les quartiers. La responsabilisation des groupes sociaux comme les dahiras, les groupes de prières, les associations sportives et culturelles (ASC), des tontines, mbootaay est aussi essentielle pour la dynamique communautaire de la lutte. Ce sont aussi autant de lieux pour pouvoir sensibiliser et communiquer. 

Enfin, la situation communautaire actuelle indique qu’il faut promouvoir la solidarité, l’altruisme, le soutien inter-groupes pour que les gens comprennent que le COVID 19 n’est pas une maladie de la honte, qu’il est utile de se parler, de se confier lorsqu’on observe des signes inquiétants pour mieux protéger les autres qui comptent pour nous. La solidarité est plus requise en ce moment (que la seule aide alimentaire venant de l’Etat) pour aider les gens à accepter et mieux vivre l’expérience de la maladie. Cette solidarité facilitera aussi le retour en communautés des personnes guéries ou des élargies de la quarantaine, leur réinsertion dans leurs groupes sociaux, tout en évitant la stigmatisation que certaines sont en train de connaître. A ce titre, l’assistance sociale du ministère de la Santé est essentielle, mais l’expérience d’Ebola montre que ceux qui ont survécu à une maladie stigmatisante ont plus besoin de leurs “pairs” sociaux, pour se reconstruire, oublier, effacer les étiquettes, stigmates sociaux de la maladie.

Quelles autres leçons avez-vous appris avec ebola et qui pourraient être utile pour la circonscription de la maladie ?

L’épidémie d’Ebola a mis en lumière le fait que les activités de communication plus tournées vers la communication de crise ne sont pas à l’écoute des communautés qui en retour, perdent toute confiance envers leurs autorités. Les communautés ont aussi critiqué durant l’épidémie en Guinée les formes de légitimités traditionnelles (les chefs de secteurs, les chefs de quartiers, les représentants de différentes catégories de la démocratie populaires (imams, pasteur, conseil des sages, association des jeunes, groupements de femmes etc.) mises au-devant pour qu’elles portent le message auprès de leurs pairs et les mobilisent pour accepter de changer de comportements. La plupart de ces personnes choisies par le dispositif de la Riposte étaient contestées, parce que mêlées dans des conflits fonciers, certaines accusées de les avoir vendus aux « blancs » (Faye, 2015 ; Fribault, 2015). La mise à contribution de ces « autorités » officielles n’a pas souvent suffi pour que les individus se déterminent à changer de comportements, comme on l’observe actuellement au Sénégal.  En revanche, la solidarité locale a fait que beaucoup d’acteurs non porteurs de statut officiel ont pu mobiliser les villageois tout en leur apportant un soutien : des commerçants ont distribué du savon à leurs villageois pour les aider à se laver les mains, sans attendre l’Etat central et sans qu’on le leur demande. Cette expérience me permet de considérer que si la solidarité qui s’est exprimée au niveau national est essentielle et utile en temps de pandémie, celle locale a plus d’impact pour capaciter directement les populations et favoriser l’adoption du changement de comportements.

A partir des histoires sociales que racontent les épidémies, il est possible de comprendre que si on veut engager les communautés de manière à contourner les échecs du passé, il faut changer de paradigme et opter pour une approche plus socialisée et respectueuse des communautés, participative et collaborative. En définitive, une leçon utile pour le Sénégal est qu’il est certes utile de communiquer avec les populations de manière transparente et continue afin de leur donner tous les éléments d’informations utiles pour une meilleure compréhension et appropriation des mesures de lutte. Toutefois, faire en sorte que les populations s’approprient l’intervention de santé publique (dans l’esprit de la santé communautaire) est plus durable. Cela nécessite de ne pas leur imposer des normes d’action, mais de travailler à ce qu’elles se sentent valorisées et placées au cœur de l’action sociale. Cela est d’autant plus important que ce pour quoi elles se battent le plus, c’est la reconnaissance de leurs volontés et capacités d’agir.

Beaucoup avaient prédit les pires scenarii pour l’Afrique, après l’annonce des premiers cas de covid-19. Jusque-là, le continent s’en sort bien. Sociologiquement, est-ce que quelque chose expliquerait ce faible taux de contaminations ?

Aujourd’hui, il est certainement prématuré de considérer que le continent africain s’en sort bien, puisque les chiffres sont en évolution constante, au fur et à mesure que la capacité de test s’améliore dans les pays. S’il y a une certitude, c’est que le continent a mis du temps à être touché par l’épidémie de coronavirus : L'Algérie, est le pays qui déplore le plus grand nombre de décès devant l'Égypte, le Maroc et l'Afrique du Sud. Toutefois, l’exemple du Sénégal est là pour illustrer de quelle manière les statistiques ne sont pas parfaites en raison du faible nombre de tests réalisés. On voit que lorsque le nombre de test a triplé, on a découvert plus de cas. Je retournerai plutôt la question en cherchant à savoir pourquoi l’épidémie a tardé à frapper le continent africain, alors que l’histoire des épidémies montre que les mouvements de populations sont l’un des principaux véhicules de transmission des virus. 

Certains spécialistes pensent que l’épidémie venant de l’Occident, les pays africains ont pu avoir une longueur d’avance et adopter des mesures préventives. Si on peut le dire pour le Rwanda et pour l’Afrique du Sud, ce n’est malheureusement pas le cas pour le Sénégal et d’autres pays africains où la preparedness, c’est-à-dire la préparation aux épidémies, a fait défaut. A mon avis, le retard du développement de l’épidémie en Afrique est lié au fait que, contrairement à la plupart des pays occidentaux, de nombreuses régions africaines sont faiblement connectées au reste du monde par les avions. L'Afrique est également beaucoup moins touristique que l'Europe ou les États-Unis. Sur les 50 aéroports les plus fréquentés au monde, un seul est africain (celui de Johannesburg). Au Sénégal, si le virus a tardé, c’est que les liaisons aériennes avec la Chine sont moins importantes et fréquentes.

Mais quand la France et l’Italie ont été touchés, la probabilité du pays d’être affecté a été plus importante en raison du fait qu’il y ait de fortes communautés sénégalaises là-bas. Tenir compte de l’histoire des épidémies aurait permis de se préparer mieux, en surveillant mieux les frontières et en mettant un place un dispositif performant qui ne s’arrête pas seulement à la prise de température, mais facilite un suivi dynamique des passagers en cas de besoin (surtout qu’on sait maintenant qu’il y a des asymptomatiques, c’est à dire des personnes qui peuvent avoir la maladie sans développer les symptômes usuels.) Pour le moment, certains spécialistes expliquent le faible nombre de cas en Afrique (comparé à l’Occident) au fait que les populations pourraient avoir développé une immunité mieux que celles occidentales : il y aurait un possible effet protecteur des traitements prophylactiques pour le paludisme comme la chloroquine contre le coronavirus. Certains médecins avancent aussi l’idée que la vaccination systématique du BCG déployée en Afrique pourrait expliquer l'immunisation de la population.

Toutefois, à l’heure actuelle, les évidences scientifiques confirmant ces hypothèses se font encore attendre. Dans le cas du Sénégal, s’il y a un constat objectif, c’est que si les cas les plus nombreux concernent les jeunes (ce qui se comprend dans un pays où la pyramide des âges est relativement jeune), ce sont les personnes âgées qui décèdent le plus de la maladie.

Vous avez travaillé avec l’OMS, pensez-vous, vu le contexte, qu’il est possible que le remède malgache soit considéré ou ne serait-ce qu’étudié ?

La question des traitements est assez sensible, dans un contexte d’impérialisme des industries pharmaceutiques et du modèle biomédical. On voit aujourd’hui toute la bataille autour de la chloroquine, au nom des évidences scientifiques. Cependant, il ne faut pas que ce débat occulte la nécessité pour les pays africains d’expérimenter, à partir de leurs savoirs locaux, de leurs capacités nationales, une réponse biomédicale à ce virus qui n’en a pas encore. Au nom de quoi devrions nous amoindrir et ignorer les savoirs locaux et attendre que le Canada, la France ou les États Unis découvrent un vaccin ou un médicament et qu’on puisse en faire usage sur le continent ? N’avons-nous pas la capacité de découvrir, de tester et de produire ? Nos États sont-ils prêts à accompagner cela ? Nos scientifiques sont-ils disposés à faire cette recherche et sa promotion ? Voilà autant de questions difficiles à l’heure actuelle. La question du médicament pose un débat post-colonial où on comprend aussi qu’il y a d’autres enjeux liés aux groupes pharmaceutiques. A mon avis, il est temps de changer de paradigme et de faire confiance et promouvoir la recherche scientifique nationale et africaine et ne pas l’assujettir aux évidences scientifiques biomédicales occidentales. 

PAR BIGUÉ BOB

 

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