Dans le monde ‘’dramatique’’ des enfants-talibés
Il y a 46 ans que des enfants sud-africains noirs avaient été massacrés à Soweto par la police raciste de Pretoria. Des adolescents qui ne réclamaient que leurs droits universels de se soigner, d’aller à l’école, de s’épanouir, de vivre libres comme leurs frères blancs de l’Afrique du Sud. Ainsi, pour s’indigner de cette tuerie barbare d’enfants et se solidariser des peuples des ghettos sud-africains, l’Organisation de l’unité africaine (OUA), à l’époque avait décrété la journée du 16 juin comme celle de l’enfant africain, en souvenir du carnage. Cette année, nous nous intéressons aux dures conditions de vie des enfants-talibés de Saint-Louis, à l’occasion de cette célébration.
Combien d’enfants sont victimes de la traite à Saint-Louis ? Difficile de donner une réponse exacte à cette question, du fait des différentes situations, formes et filières auxquelles cette traite se développe sur le territoire départemental. Constitués en majorité de talibés-mendiants, les enfants victimes de traite deviennent de plus en plus vulnérables parce qu’exposés aux violations physiques, psychologiques, aux violences sexuelles et aux chocs émotionnels de toutes sortes. En atteste cette affaire de pédophilie, de viols, d’actes contre nature qui défraie la chronique dans le landerneau médiatique sénégalais. D’ailleurs, des groupes organisés ou des malintentionnés pris individuellement sont impliqués aux différentes phases du fléau et souvent avec des responsabilités variables.
Selon des données de services œuvrant dans le social, il y a plus de 15 000 jeunes talibés en situation difficile qui sont recensés dans plus de 700 daraas dans le département de Saint-Louis. Des groupes d’enfants qui sont visibles sur les lieux publics, surtout dans les rues commerçantes, marchés, carrefours, gares routières, quais de pêche, etc. Une présence qui n’est pas sans danger pour ces mômes fragiles et exposés.
À en croire des statistiques des services sociaux de Saint-Louis, l’errance dans la rue d’enfants-talibés occasionne plus de 20 accidents de la route par mois, sans compter les cas de noyade enregistrés surtout en période d’hivernage et des nombreuses agressions sexuelles dont ils sont souvent victimes.
Au Service régional de l’Aemo, on signale qu’en dehors de la mendicité des enfants-talibés, il est rare de passer une semaine sans qu’elle ne soit saisie par la police ou autres associations de défense des enfants pour informer de cas de talibés torturés par leurs marabouts ou par leurs aînés de daraas. Des cas de torture qui sont le plus souvent motivés par le non-versement de la collecte journalière au marabout. Si certains sont écrasés dans les rues par des ‘’chauffards’’ ou abusés dans des coins isolés par des prédateurs sexuels, d’autres enfants-talibés sont surexploités dans les marchés et maisons comme porteurs de panier ou garçons de ménage.
Pour réunir le versement journalier imposé par le marabout, les jeunes talibés transportent de lourdes charges sur de longues distances pour obtenir en échange quelques pièces de monnaie. D’ailleurs, au grand marché de Sor, il existe un coin appelé «’’marché talibés’’ où ils revendent des produits souvent issus de vols dans les cantines ou sur des clients. Dans la vieille cité, de nombreuses familles exploitent également la vulnérabilité des enfants-talibés, en les employant dans leur maison pour les tâches ménagères.
Des gamins abusés par de lâches prédateurs
Au lieu de s’attacher les services d’une bonne rémunérée entre 40 et 50 000 F CFA à la fin du mois, les mères de famille sollicitent ceux de jeunes talibés pour de modiques sommes tournant autour de 10 à 15 000 F CFA par mois. C’est aux talibés de balayer la cour des maisons, de laver les ustensiles de cuisine et de déverser les poubelles dans les décharges.
Pis encore, dans cette catégorie de ‘’marginaux’’, se comptent des milliers d’enfants apatrides. Il s’agit d’enfants-talibés qui n’ont aucune pièce d’état civil. À en croire des responsables d’association de défense des droits des enfants, sur les milliers de talibés dénombrés dans le département, la bonne partie d’entre eux ne connait pas ou plus sa filiation. Ils ne peuvent donner avec exactitude les noms de leurs parents. Ce qui constitue un véritable obstacle pour leur trouver des pièces d’état civil. Ce, malgré la volonté des organisations de défense des droits des enfants à trouver chaque année des extraits de naissance à des centaines de talibés.
La question qui taraude reste et demeure le pourquoi de la persistance du phénomène des enfants-talibés ? À Saint-Louis, on se renvoie la balle. Pour certains, ce sont les parents qui ont démissionné de leurs devoirs d’éducation. Pour d’autres, il y a un manque manifeste de volonté politique de l’État à prendre à bras le corps le problème. Une situation incompréhensible, dans la mesure où il existe un arsenal juridique pour dissuader les marabouts-contrevenants qui envoient dans la rue des enfants vulnérables.
C’est pourquoi des associations de défense des droits des enfants demandent au gouvernement de prendre ses responsabilités et de sévir durement contre les fauteurs. Car, poursuivent-elles, l’État ne doit plus permettre de telles pratiques. Pour les défenseurs des droits des enfants, l’heure est venue, pour les autorités étatiques, de sonner la fin de la récréation et de faire appliquer les lois et les textes en vigueur. Une exigence qui tarde à se réaliser correctement sur le terrain. Pour preuve, les dernières opérations de retrait des enfants de la rue, au début de l’apparition de la pandémie de Covid-19 pour le retour dans leurs localités d’origine, n’ont jamais donné les résultats escomptés.
Dans la capitale du Nord, sur les 15 000 talibés recensés, moins de 100 seulement sont retournés auprès des siens, du fait d’une forte pression du milieu mafio-religieux. Chaque jour, ce sont des centaines d’enfants en haillons et pieds nus qui ornent le décor des places publiques, des marchés, des feux tricolores, des garages et des arrêts de bus à la quête de pièces de monnaie.
Le manque de fermeté de l’État face à la situation fustigée
Pour l’amélioration des conditions de vie des talibés et du cadre de vie des daraas, le combat doit être mené avec détermination et engagement. D’où l’importance de l’implication de tous les acteurs pour faire du retrait des enfants de la rue une réalité.
Toutefois, la décision du président Macky Sall et de son gouvernement se heurte à des obstacles dont le manque de collaboration de certains marabouts de daraas, de la pression des milieux religieux et de la non-application des textes de protection des enfants. Pour la majorité des Sénégalais et des différents acteurs, toute la société est responsable de la situation des enfants-talibés.
D’après le président de l’Association des jeunes Oustaz de Saint-Louis, on doit changer les stratégies de lutte et obliger la société à prendre ses responsabilités pour décourager les exploitants des enfants, en premier l’État. Avant d’ajouter que les autorités étatiques ont failli à leur mission, face au phénomène.
‘’La faute incombe en grande partie à l’État. Il ne fait pas respecter la loi. Pourtant, des textes réglementaires, des conventions internationales ratifiées et un arsenal juridique sont disponibles pour combattre la traite et la mendicité des enfants. Malheureusement, les différents gouvernements ont renoncé à la lutte, devant les fortes pressions de certains milieux maraboutiques, du chantage religieux, entre autres. Mais cela n’est pas une excuse valable pour l’État de fuir ses responsabilités de défenseur des droits de l’enfant. Il faut qu’il soit encore plus ferme, si réellement on veut éradiquer le phénomène de la mendicité des talibés et de la traite des enfants‘’, a martelé Oustaz Alioune Blondin Boye.
Très amer, le jeune Oustaz a également rappelé que les populations sont aussi responsables de la situation dramatique des enfants-talibés, parce qu’elles exploitent leur misère et aident indirectement les marabouts à s’enrichir sur le dos d’innocents enfants. Pour lui, depuis des décennies, le problème est là et reste entier. Raison pour laquelle il faut radicaliser le combat et changer de fusil d’épaule pour faire face au phénomène de l’exploitation et de la mendicité des enfants-talibés et réussir le retrait des enfants de la rue.
‘’Si la population sénégalaise refuse de donner 1 F CFA aux enfants talibés de la rue pendant un mois, le problème sera réglé. Les marabouts de talibés de la rue les renverraient tous chez eux, parce qu’ils ne leur rapportent plus rien. Si les Sénégalais exécutaient une grève des ‘’battus’’ ordonnée en ignorant les enfants-talibés de la rue, des milliers de petits mendiants quitteraient l’errance des rues urbaines pour rejoindre leurs familles dans leurs terroirs. Certes, ils retrouveraient une autre pauvreté, mais chez eux auprès des siens. Et cela constituerait une misère morale en moins, mais une dignité recouvrée en plus’’, a renchéri Jean-Philippe Dupuis, un des défenseurs des droits des talibés.