Entre échecs et opportunités
Après les ânes de Modou Diagne Fada et ceux d’Iba Der Thiam, il y aura peut-être les ânes de Bara Diop, entrepreneur à Diourbel. Au-delà de la caricature, ce projet de ramassage des ordures met en lumière une niche importante d’emploi, mais aussi des échecs du système étatique de gestion des déchets.
C’était parti pour être un projet banal. Mais, à l’arrivée, ça fait couler beaucoup d’encre et de salive. Sur la toile au Sénégal, c’est l’un des sujets les plus en vogue. Ça se moque, ça caricature et ça vitupère contre le projet de Bara Diop, consistant à ramasser des ordures ménagères par des charrettes tractées par des ânes, moyennant une contrepartie des clients. Un projet qui emploie 24 personnes, dont le plus âgé a seulement 25 ans, à raison de 60 000 F CFA par mois.
Touché par ces railleries, le promoteur de Sénégal Environnement réagit : ‘’Les moqueries ne font que me revigorer. La seule chose qui m’a offusqué, c’est que les premières personnes à me jeter des quolibets sont des habitants de Diourbel. Je dois avouer que cela m’a fait mal.’’
Pourtant, rien de nouveau sous le soleil. Le ramassage des ordures par des charrettes à traction animale existe dans presque toutes les localités du Sénégal. Même dans la capitale à Dakar. Pour certains quartiers, c’est même la panacée, du fait de leur inaccessibilité pour défaut de lotissements. La seule chose qui semble nouvelle avec le projet de Bara Diop, c’est la formalisation. Une entreprise en bonne et due forme, avec tous les papiers nécessaires, pour s’activer dans le ramassage des ordures par des animaux.
L’autre nouveauté, c’est l’implication de l’Etat qui a décidé de soutenir ce projet développé par un particulier. Encore qu’il est loin d’être le seul projet accompagné dans la région de Diourbel, dans le cadre de la convention Etat-employeurs. Coordonnateur de la mission locale de la Direction de l’emploi, Mbaye Niang apporte des éclairages : ‘’Ce mécanisme existe depuis 2000 et c’est pour accompagner les PME-PMI dans le cadre de la prise en charge des indemnités de leurs personnels. Senegal Environnement fait partie de ces entreprises que nous accompagnons. Et elle n’est pas la seule entreprise. Au total, elles sont au nombre de 27 au niveau de la région de Diourbel. Et ce sont des entreprises qui se trouvent dans différents secteurs.’’
Pour le coordonnateur de la mission de Diourbel, en fait, il y a eu des esprits malintentionnés qui se sont accaparés le sujet à des fins politiciennes. Par rapport à la viabilité du projet, il informe : ‘’Je pense que le doute n’est pas permis à ce niveau. Nous tous avons constaté qu’il y a un vrai problème d’insalubrité. C’est le cas surtout dans des zones comme Diourbel. On voit un peu partout des charretiers qui s’activent dans ce domaine. Je pense donc que quand on voit quelqu’un manifester la volonté de se formaliser, c’est notre devoir de l’accompagner. Nous espérons qu’il pourra davantage se moderniser.’’ Et d’ajouter : ‘’Il y en a qui se manifestent pour demander le même projet dans leurs localités. Il y en a aussi qui disent qu’ils veulent des choses plus modernes. Mais ce qu’il faut préciser, c’est que nous, nous accompagnons juste un particulier qui est porteur de projet. Comme nous le faisons pour d’autres secteurs. Encore que notre appui se limite à la prise en charge d’une partie des indemnisations.’’
‘’Un mal nécessaire’’
Mais au-delà du projet de Bara Diop, ce débat révèle plus l’échec de la politique de gestion des ordures ménagères, dans un contexte où il est crié urbi et orbi l’ambition d’un ‘’Sénégal zéro déchet’’. Secrétaire général du Syndicat national des travailleurs du nettoiement, Madany Sy prêche pour un meilleur maillage du territoire national par l’Unité de coordination et de gestions (UCG) des déchets solides. Il souligne : ‘’Je pense que l’Etat doit essayer de résorber le déficit financier de l’UCG, pour un meilleur maillage du territoire. Avec les CIVD (Centres intégrés de valorisation des déchets) ça permettra de mettre en place un schéma d’organisation avec des concessionnaires, des travailleurs et un dispositif de nettoiement performant. C’est d’autant plus impératif que l’on nous parle d’un Sénégal zéro déchet’’.
Selon lui, à l’orée du 3e millénaire, il faut au Sénégal un système intégré de ramassage des ordures qui prenne en charge toutes les préoccupations. ‘’En réalité, fait-il remarquer, il y a un déphasage entre ce qui se passe à Dakar et dans les autres localités. C’est comme s’il y avait deux types de Sénégalais. Certains ont droit à la collecte moderne, d’autres doivent payer pour avoir une collecte hippomobile’’. Encore que ce type de collecte cause encore plus de dégâts environnementaux, car souvent, les ordures sont collectées et entassées à tous les coins de rue.
‘’Souvent, indique-t-il, les dépôts sauvages que vous voyez, c’est l’œuvre des charretiers et des populations. Heureusement, l’UCG est en train de corriger avec les points de regroupement normalisé (PRN)’’.
Cela dit, Madany Sy soutient que le problème a été mal posé. Pour lui, Bara Diouf aurait dû être félicité et non jeté en pâture de la sorte. D’autant plus que son projet permet de pallier une insuffisance du dispositif étatique. Il a non seulement un impact, il génère des emplois. ‘’Le mérite revient au promoteur et à ces jeunes volontaires qui ont accepté de travailler dans ce programme. Mais malheureusement, le problème a été déplacé pour des considérations politiciennes. Ce qu’il faut noter, c’est que la gestion des ordures est un secteur à haute intensité de main-d’œuvre, un secteur où les acteurs méritent respect et considération. Mais la gestion est parfois très informelle. Ce qui contribue à la dévalorisation du métier’’.
Rien qu’à Dakar, rapporte le coordonnateur des inspecteurs à l’UCG, cette entité compte 4 000 agents, dont 1 600 permanents avec des contrats à durée indéterminée…
Par ailleurs, faut-il le relever, ce projet rappelle, à bien des égards, celui des ânes de Modou Diagne Fada sous le régime du président Abdoulaye Wade. Aujourd’hui encore, les hippomobiles sont visibles un peu partout dans la prise en charge des ordures ménagères. Mais c’est souvent l’œuvre de charretiers travaillant pour leur propre compte. Madani Sy explique : ‘’Ça existe toujours dans la banlieue : à Nord-Foire, Ouest-Foire, dans certaines zones de Liberté 6… Malgré l’existence d’un arrêté préfectoral qui interdit la collecte des ordures par des charrettes, le phénomène perdure. Comme on dit, c’est un mal nécessaire. Nous, nous sommes en train d’organiser ces charretiers pour permettre à l’UCG de faire son travail. C’est le cas, par exemple, au niveau de la zone de captage.’’
Ceci est, en effet, un palliatif face à l’inaccessibilité de certaines zones d’habitation.
Un mal pour un bien Même s’il a été touché par les critiques, Bara Diop n’a pas lâché prise. Bien au contraire ! Il essaie de prendre les choses du bon côté. Le téléphone scotché à l’oreille, l’entrepreneur reçoit des appels de partout. Il se réjouit : ‘’Ces personnes qui se moquaient de moi à travers les réseaux sociaux ne savent même pas qu’elles ont rendu un grand service à Sénégal Environnement. Notre entreprise est maintenant connue un peu partout au Sénégal et même au-delà des frontières. Je reçois des appels de partout.’’ Aussi, note-t-il pour s’en féliciter : ‘’’les médias commencent à s’intéresser’’ à leur activité et ils reçoivent des demandes d’invitation de partout. Boucar Aliou Diallo KAOLACK Les charretiers racontent leur galère Une vie quotidienne pleine d’obstacles. C’est ce que vivent les charretiers qui ramassent les ordures. Charrettes souvent en panne, salaires dérisoires, non-respect des échéances de paiement par certains clients, milieu informel et état de santé défectueux, sont le calvaire des charretiers rencontrés aux Parcelles. À Kaolack, le métier de ramasseur d’ordures par les charrettes est bien intégré. Des jeunes, venus surtout d’autres régions comme le Ndoucoumane (Kaffrine), s’y activent quotidiennement, moyennant des salaires qui varient entre 55 000 et 75 000 F CFA. Sans compter l’argent glané auprès de certains clients qu’ils peuvent avoir, à l’insu des propriétaires qui mettent à leur disposition les ânes et les charrettes. Contrairement à Diourbel où on note un début de formalisation, ici, tout est informel. Pas de contrat, ni entre propriétaires et prestataires. Encore moins avec les clients (les ménages). Originaire de Kaffrine, Cheikh Mbaye revient sur son travail journalier : ‘’Chaque jour, je me réveille à 7 h pour descendre à 15 h. Je fais le tour des maisons à Sara et au marché Tilène où je compte 200 clients. Chacun paie 1 500 le mois. Les charretiers peuvent également avoir d’autres clients pour leur propre compte. De ce fait, on peut gagner jusqu’à 150 000 F CFA.’’ Agé de 31 ans, l’homme de petite taille confie gagner sa vie, même s’il n’arrive pas à épargner, compte tenu de ses nombreuses charges. ‘’Je peux dire que je gagne correctement ma vie, mais nous vivons au jour le jour. Je vis avec ma famille aux Parcelles, quartier éloigné, où j’ai loué deux chambres’’, informe le charretier. ‘’L’entretien nous coûte cher’’ Malgré des gains qu’il juge globalement satisfaisants, il se plaint des charges. Il dépense entre 1 000 et 1 500 F CFA par jour environ, compte non tenu des montants dégagés quand la charrette tombe en panne. Aussi, signale-t-il, par moments, l’âne n’est plus suffisamment performant et il faut le vendre pour en acheter un autre. Il précise : ‘’Après quelques années d’exploitation, les ânes ne peuvent plus soutenir le rythme. Nous sommes alors obligés de les vendre pour acheter d’autres. Pour les revendre, on est obligé de les bazarder à 35 000 F CFA. Pour avoir des ânes en bonne forme, il faut débourser jusqu’à 60 000 F CFA.’’ Marié et père de trois enfants, Birame Ka explique qu’il verse tous les mois une somme de 60 000 F CFA à son bailleur et perçoit 80 000 F CFA par mois pour son salaire. Tous les jours, il brave la chaleur pour aller collecter les ordures de ses 150 clients. Il se plaint de l’éloignement du lieu où se trouve la décharge et revient sur les conditions précaires de travail. ‘’Nous sommes tous les jours au contact des ordures. J’achète du savon et de l’eau de javel pour me désinfecter, mais ce n’est pas évident. Certains de nos collègues tombent souvent malades. Des fois, ce sont des boutons sur tout le corps. Pendant l’hivernage, on a des bactéries de toutes sortes’’, note-t-il. Embouchant la même trompette, Cheikh Mbaye revient sur la saison des pluies et ses désagréments. Selon lui, c’est très difficile de travailler pendant cette période, à cause des inondations et de la boue. Et de préciser : ‘’Nous nous protégeons en achetant des bottes, mais tout ceci sort de notre propre poche. Nous ne recevons aucun soutien’’, se désole-t-il. Par ailleurs, soutiennent les charretiers, il y a également le casse-tête du recouvrement. ‘’Certains, renseigne Birame, peuvent rester des mois sans payer. Quand on les barre de la liste, ils vont chercher un autre charretier. Nous demandons vraiment un appui de l’Etat pour une modernisation de notre métier. Si nous avions des tricycles ou des motos pour le ramassage, cela améliorerait beaucoup nos conditions de travail’’, plaide-t-il. Aida Diène |
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