Souvenirs d’un enfant du terroir
NDANDE FALL, KEUR MADAME est, dans ma vie, le lieu qui m’aura le plus marqué. Pourquoi ? Je me suis souvent posé la question et je n’arrive pas encore aujourd’hui à trouver la réponse. Est-ce parce que, bien que né à Louga dans la maison de mes grands-parents maternels, je suis arrivé dans cette localité à l’âge d’un an et demi, à peine sevré du lait maternel, au moment où mon père venait d’y être nommé gérant des Établissements Vézia de Bordeaux et que j’y ai vécu de manière ininterrompue jusqu’à mon entrée au lycée Faidherbe, à Saint-Louis, à l’âge de treize ans ? Est-ce la période d’insouciance que j’y ai connue, entouré de l’affection familiale et de la présence de mes père et mère ? Est-ce l’ambiance chaude et animée de la maison du traitant qu’était mon père, toujours ouverte à tout venant, et où se mêlaient membres de la grande famille Mbaye, boutiquiers et laptots employés de mon père, agriculteurs, clients fidèles qui trouvaient toujours gîte et couvert chez nous ? Est-ce ce monde de ruralité marqué par l’omniprésence de l’arachide dont le Cayor était producteur et que collectait mon père ? Est-ce la finesse d’esprit des Cayoriens qui, sans en donner l’air, comprennent tout et très vite ? Est-ce le chemin de fer Dakar–Saint-Louis dont les trains rythmaient la vie de la localité ? Ou est-ce l’effet conjugué de tous ces facteurs et peut-être de bien d’autres ? Je n’en sais rien. Mais ce qui est constant, c’est que lors de mes voyages à l’étranger, chaque fois que je rêve du Sénégal, la scène se passe inexorablement à Ndande. Ce ne peut être le fruit du hasard. pp13-14
Ndande, géographie historique
Lorsqu’en 1947, mon père annonça à ma mère qu’il était affecté à Ndande, cette dernière, l’émotion passée, ne put s’empêcher de demander à quoi pouvait ressembler la vie dans cette localité qu’elle traversait lors de ses voyages en train en allant vers Tivaouane, le pays de mon père ou Thiès où elle a vécu pendant ses premières années de mariage avec son mari boutiquier à la Maison Vézia. Rattachant l’inconnu au connu, et pour dissiper son inquiétude, ce dernier se contenta de lui déclarer que c’était le village de leur ami fidèle Cheikh Diop le non-voyant. Mais en fait, leur ami est originaire de Ndiakhère, localité sise à quelque 2 km à l’est de Ndande. Cependant, c’est la gare de Ndande, située sur la voie ferrée Dakar–Saint-Louis qui sert de point d’accès au chemin de fer à ses habitants et à ceux qui veulent en partir ou s’y rendre.
Ma mère née à Louga connaissait bien entendu Saint-Louis, ville à laquelle la rattachait l’histoire familiale, mais également Tivaouane et Thiès que lui avait fait découvrir son époux. C’étaient des villes. Mais Ndande, qu’était-ce en réalité ? D’autant qu’elle n’y connaissait personne. Ses parents et amis, notamment sa mère, s’employèrent à dissiper ses craintes, car la localité se trouvait sur la voie ferrée Dakar–Saint-Louis et était à la fois proche et de Louga et de Tivaouane. Il s’y ajoute, et on ne manqua pas de le lui faire remarquer, que très rapidement on allait trouver des personnes qui y vivaient et que des gens de l’entourage ou leurs parents ou amis connaissaient. On pourrait les lui recommander. De toute façon, on n’est jamais perdu au Sénégal. Il y a toujours quelqu’un qui connaît quelqu’un qui pourra vous apporter aide et assistance, en cas de besoin. Enfin, la nomination de son mari au poste de gérant était une belle promotion et il ne fallait pas bouder son plaisir. Elle fut vite rassurée.
Ndande, en effet, est une vieille localité chargée d’histoire. Elle est située à une latitude de 15°16’ et à une longitude de 16°31’. Elle a toujours compté sur l’échiquier politique et géopolitique de la région du Cayor, notamment du Cayor central, siège du pouvoir politique des damels. Le Cayor, prolongé par le Baol intérieur est faiblement vallonné, avec ses dunes ferrugineuses vers l’intérieur (sols joor qui ont donné son nom au pays et à ses habitants, les Ajoor) et ses dunes blanches de la région côtière, en arrière desquelles des étangs d’eau douce, les Niayes, rompent la relative aridité du paysage.
Quant à la côte, de l’embouchure du fleuve Sénégal à la presqu’île du Cap-Vert, elle est rectiligne, plate, sablonneuse, sans embouchure de cours d’eau (si ce n’est celle du « marigot » de Mboro). À l’est du Cayor, plus intérieur, se trouve le Jolof. Zone sablonneuse bordée à l’ouest par l’océan Atlantique, le Cayor n’est traversé par aucun cours d’eau et « l’eau ne se trouve que dans les puits creusés par les autochtones, généralement à l’entrée des villages ou près des endroits fréquentés par les bergers. Le plus fameux et le plus remarquable de ces puits est celui de Ndande ».
Ce puits, dénommé « Kalom » aurait été creusé au XVIe siècle par les Socé, peut-être et même probablement par des habitants de l’empire du Mali (XIIIe-XVIe siècle) dans leur migration vers le sud. Il constitue une des marques distinctives de l’endroit. Le puits est profond de 34 mètres et a 11 mètres de diamètre. On dit que son eau saumâtre a des vertus miraculeuses à la fois curatives et protectrices contre le mauvais sort. On aura l’occasion d’y revenir. Ce point d’eau, dans un pays qui en manque atrocement, a toujours suscité la convoitise des damels qui se sont livré d’âpres luttes pour en assurer la maîtrise.
D’ailleurs, il se dit que « Ndande » viendrait de « dande » (s’éloigner, se tenir à l’écart de) démontrant ainsi la volonté des populations de ne prendre parti pour aucun des damels en lutte pour la conquête du pouvoir. Mais chacun sait que la toponymie est science bien difficile et qu’il n’est nullement aisé de la décrypter. Cependant, par commodité, restons-en à ce que dit la « vox populi » tout en rappelant que Ndande a préexisté à l’existence des damels et que peut-être cette explication aurait été simplement donnée par coquetterie pour bien montrer le caractère intrépide des populations locales face au pouvoir des damels.
Le Cayor de par sa position géopolitique a toujours suscité la convoitise de ses voisins. Ndande a été un point central de l’histoire du royaume du Cayor (1549-1886) puisqu’il a été le témoin et le théâtre de nombreux événements historiques.
Le Cayor tel que nous le voyons sur les cartes de 1690, de 1707 par Guillaume Delisle, auteur de la carte intitulée « de la Barbarie, de la Nigritie et de la Guinée » ou celle de 1740 réalisée par Bellin sur le Sénégal, est présenté comme le pays des « Joloffes ». Il est limité au nord par le Walo qui se développe à partir de Saint-Louis, créé par les Français à partir de 1659, jusqu’aux portes du Fouta, à l’est par le Djolof et le Baol, à l’ouest par l’océan Atlantique de l’embouchure du fleuve Sénégal jusqu’à Bargny dans la presqu’île du Cap-Vert.
Le Cayor, le Walo, le Baol et le Djolof constituent un ensemble territorial et politique que Jean Boulègue appelle le « Grand Jolof ». Ils ont appartenu à l’empire du Mali (XIIIe-XVIe siècle) qui a fini par se disloquer sous la poussée des forces centrifuges venant de ses territoires constitutifs. Le Cayor ou pays des « Adiors » est déjà signalé par les sources portugaises à partir du XVe siècle comme un État et une langue. Le peuple wolof, comme ses voisins, est l’héritier d’une longue implantation humaine quand bien même peu de champs de fouilles ont été ouverts dans le territoire.
En 1549, le Cayor, mécontent de sa situation d’État vassal du Djolof, se rebiffe, revendique son indépendance qui devient effective après la bataille de Danki remportée par Amari Ngoné Sobel sur le Bour Lélé Fuli Fak . Le Cayor est désormais dirigé par un damel, le mot étant forgé à partir de « damm » qui veut dire « casser, rompre ». Sa capitale est à Mboul, non loin de l’actuelle ville de Meckhé. Ce royaume au cours de son histoire voit son territoire se rétrécir comme une peau de chagrin avant de disparaître en 1886 sous les coups de l’administration coloniale française.
Auparavant, le royaume sera confronté à de nombreuses batailles, notamment contre son voisin le Baol qu’il a, à maintes reprises, dominé et jugulé et contre les musulmans de l’intérieur soutenus par l’Almamy du Fouta Abdoul Kader Kane (1776-1807) qui sera défait et fait prisonnier en 1794 à Bounghoye par le damel-teigne Amari Ndella Coumba Fall. Le Cayor dut également faire face aux assauts des Maures et aux menaces et agressions de marabouts « jihadistes », notamment Maba Diakhou Ba (1809-1867) ou Amadou Cheikhou Ba (1835-1875) battu et tué à Samba Sadio en 1875, bataille au cours de laquelle un officier français a dressé en croquis le portrait de Lat Dior, le seul qui ait été laissé à la postérité.
En ce qui concerne le territoire du royaume du Cayor, la première défection est venue des Lébous du Cap-Vert qui se révoltent en 1798 contre le damel Ngoné Ndella Coumba et obtiennent avec leur guide Dial Diop l’indépendance reconnue de toutes les terres situées au sud du lac Tanma qui constitue la frontière naturelle entre le Saniokhor et le Jander. Ainsi est née la « République léboue », reconnue comme telle entre 1809 et 1815. En 1857, les Français, qui étaient déjà installés à Gorée, créent la ville de Dakar qui, avec Rufisque située aux portes du Jander où les Français s’installent en 1859, allait constituer une véritable entaille dans le royaume wolof, et le point d’arrivée au sud des arachides venues du Cayor et des pays sérères.
La présence française se faisant plus prégnante, au nord, le damel perd les pays environnants de Saint-Louis, appelés la « banlieue de Saint-Louis » entre 1854 et 1858, notamment le Toubé autour de Gandong et le Gandiole que la France, sous le prétexte de vouloir protéger ses navires en cas d’échouage à l’embouchure, retire de la souveraineté du Cayor. Jusque-là, en effet, les produits, marchandises et objets récupérés du naufrage d’un navire à la barre étaient divisés en trois parties : une pour le damel, une pour le capitaine du bateau naufragé, et une pour les populations qui ont participé au sauvetage. Amadou Mapaté Diagne, un des premiers hommes de lettres du Sénégal a consacré un article à ces « pilleurs d’épave ». Il s’y ajoute, en ce qui concerne Gandiole, que le produit des salines que l’on vendait dans tout le Sénégal revenait à la « Awo » ou première dame du damel quand ce n’est pas à la Linguère (mère ou sœur du damel).
Dès 1826, les habitants de Gandiole, sous la pression de la France, renoncent au droit de bris et naufrages. La France y propage la culture de l’arachide, y installe et protège des traitants de la colonie qui acheminent à Saint-Louis les récoltes collectées. En 1854, un protêt confie à Faidherbe le soin d’y installer un pont à Leybar, constituant ainsi le premier empiétement sur le territoire continental du Cayor. Il est néanmoins reconnu au damel le droit d’y nommer un alcati chargé de collecter les taxes relatives au passage des arachides qui sont fixées entre 1 % et 3 % du montant des ventes. Cette rentrée d’argent frais permet au damel d’organiser les finances de son royaume et de faire face aux dépenses que suscite toute administration moderne.
De 1854 à 1859, le Sénégal est divisé en deux parties : une dirigée à partir de Saint-Louis par Faidherbe lui-même qui s’occupe de la conquête du Fouta, du Walo et du Cayor ; une autre dirigée à partir de Gorée par Pinet-Laprade chargé de faire main basse sur les royaumes sérères et les régions méridionales du pays. Le gouvernement de la colonie commence son entreprise par l’envoi d’explorateurs et de missionnaires qui rédigent des notices sur les pays visités. Il installe à partir de 1843 des postes fortifiés, comme à Mbidjem, Mboro, Lompoul, Nguiguis, Ndiagne, entre autres, dont les locataires rendent compte régulièrement à la Direction des affaires extérieures récemment créée, de la situation des régions où ils sont installés et où une garnison se tient prête à s’opposer à toute velléité de résistance des populations. Ensuite, il crée des lignes télégraphiques le long de la bande côtière du Cayor entre Lompoul et Rufisque pour l’acheminement rapide des informations. En 1865, Faidherbe (1854-1865 ) « envahit le Cayor et l’annexe » à la colonie ne lui reconnaissant ainsi d’autre droit que celui qui régit la colonie.
Ainsi, les Cayoriens sont soumis à l’impôt. Mais le 12 janvier 1871, Lat Dior est reconnu damel du Cayor. Il signe un traité avec le gouverneur Valière par lequel il reconnaît à la France la souveraineté sur le Gangouné, le Pankey (Gandiole), le Toubé, Khétète, M’Pal, et la province du Jander. Le Cayor se voit ainsi amputé de certaines provinces. Mais en 1883, la France, consciente de la lourdeur de l’annexion et du rejet qu’elle suscite chez les populations prêtes à émigrer pour se soustraire à l’emprise du droit français, adopte désormais la formule du protectorat par laquelle le pays soumis accepte par un traité de se placer sous la protection de la France. La domination politique, économique et sociale est alors totale, mais on reconnaît certains droits au peuple protégé et aux autorités qui l’ont gouverné jusque-là. La culture de l’arachide se développe avec la protection et la bénédiction de la France. Par le traité du 28 août 1883, dit traité de Bétète, le Cayor du damel Samba Yaya (Amady Ngoné Fall de son nom d’intronisation) se place sous l’autorité de la France. Le damel est désormais reconnu comme un « jambour » du Cayor, c’est-à-dire un homme libre du Cayor, quand bien même « il conserve en toute propriété le Mbawar, le Ngourane et le Bédienne qui lui sont dévolus par droit de naissance ».
L’indépendance du Cayor est bien perdue pp 21-26