Publié le 13 Jun 2024 - 15:25
PÉTROLE ET GAZ

Le rêve de grandeur

 

Naguère enjeu fondamental de pouvoir, le pétrole et le gaz gardent leur importance, dans un monde en transition écologique. Leur mort programmée n’est pas pour demain, selon de nombreux spécialistes. Avec ses premiers barils, le Sénégal peut ainsi espérer renforcer sa place dans la géopolitique africaine et mondiale.

 

En attendant le gaz de GTA espéré pour la fin de l’année 2024, le Sénégal entre dans le cercle restreint des pays producteurs de pétrole. Depuis l’annonce du First Oil, l’engouement populaire est réel. On oublie rancœur, guéguerre, on semble même oublier les volontés de renégociation clamées urbi et orbi. L’heure est surtout à la réjouissance.

En Conseil des ministres hier, le ministre chargé de l’Énergie, Birame Soulèye Diop, a remis au président de la République un échantillon des premières gouttes sorties des puits du bloc de Sangomar. En présence du Premier ministre, il déclare : ‘’Nous vous remettons cet échantillon issu des premières gouttes tirées du bloc de Sangomar. On peut retenir qu’à partir d’aujourd’hui, le Sénégal fait partie des pays pétroliers. Dieu a fait que cela s’est produit sous votre magistère. Nous prions que cela puisse profiter aux Sénégalais.’’

Cette fois, il était plus question de savourer. Point de contestations. Recevant l’échantillon, le chef de l’État s’est félicité que cela se soit produit sous son magistère, a rendu hommage au ministère de l’Énergie, aux dirigeants de Petrosen, le partenaire Woodside Energy et tous ceux qui ont contribué à la réalisation de ce projet. D’abord sous Wade avec la signature du contrat de recherche en 2004, ensuite sous Sall pour ce qui est de la phase de développement qui avait suscité beaucoup de polémiques alimentées, notamment par les dirigeants actuels.

Elimane H. Kane : ‘’Il faudra attendre GTA et surtout Yaakaar Teranga pour compter sur l’échiquier international.’’

Mais qu’est-ce qui va changer avec le lancement de la phase de production ? Face au grand engouement suscité par le First Oil, Elimane Haby Kane, président de Legs Africa, essaie de calmer un peu les ardeurs. À la question de savoir quel impact le First Oil aura sur le positionnement géographique du Sénégal, il rétorque : ‘’Pas grand-chose. Car les prévisions de production attendues pour le projet Sangomar ne sont pas si importantes pour faire du Sénégal un pays pétrolier. C’est peut-être avec le gaz attendu, notamment avec les projets GTA en partage avec la Mauritanie et surtout Yaakaar Teranga que nous pourrons certainement compter sur l’échiquier international.’’

Pour lui, les enjeux sont d’abord internes pour un pays dépendant des importations en hydrocarbures pour satisfaire sa demande énergétique. ‘’La part de production qui revient à l’État du Sénégal pourra certainement contribuer à réduire cette dépendance et même les coûts de production de l’électricité’’, insiste-t-il.

Se projetant vers l’avenir avec l’arrivée du gaz de GTA partagé avec la Mauritanie prévue à la fin de l’année, le conseiller associé au sein du cabinet InterGlobe Conseils, l’économiste Sophonie Jed Koboudé revient avec plein d’optimisme sur l’importance de ce tournant que vit le Sénégal sur le plan géopolitique.

‘’Le Sénégal, souligne-t-il, en devenant un producteur de pétrole, va connaître indéniablement un repositionnement géostratégique significatif. D’abord, le pays va renforcer son rôle en tant que puissance régionale en Afrique de l'Ouest. Avec une croissance forte attendue dans les prochaines années, le pays pourrait devenir un acteur clé dans les discussions régionales sur l'énergie aux côtés du Nigeria et du Niger, influençant les politiques énergétiques et économiques de la région.’’ Citant Winston Churchill, il déclare : "Le pétrole n'est pas seulement une marchandise, c'est un élément de pouvoir.’’

Selon l’économiste, avec les réserves de pétrole et de gaz, le Sénégal attirera plus d'investissements étrangers. ‘’Les entreprises internationales de l'énergie pourraient affluer, apportant avec elles des capitaux, des technologies et des compétences. Cette affluence pourrait stimuler l'économie locale et créer des emplois’’, analyse-t-il, non sans rappeler que ‘’les revenus attendus du gaz et du pétrole sont chiffrés par Petrosen à une moyenne annuelle de plus d'un milliard d'euros (soit environ 5 % du PIB du pays) sur une période de trente ans’’.

‘’Le Sénégal va renforcer son rôle en tant que puissance régionale, il va aussi devenir, avec le Nigeria et le Niger, un acteur clé dans les discussions régionales.’’

Moins enthousiaste, le président Elimane Haby Kane insiste, pour sa part, pour une gestion rigoureuse, transparente et durable pour que les Sénégalais puissent véritablement profiter des retombées de ces ressources naturelles. D’autant plus que, relève-t-il, il faudra attendre pour profiter de la rente pétrolière. ‘’La rente n’est pas encore incisive, surtout que dans le cadre des contrats de partage de production, il faudra déduire d’abord les coûts pétroliers qui sont énormes, à hauteur de 5,2 milliards USD, avant de penser au partage des bénéfices. L’essentiel de ces coûts étant  supportés par Woodside qui a 82 % des actions dans le consortium partagé avec Petrosen. Aussi, nous n’avons pas encore connaissance des projets dérivés qui pourraient permettre une diversification de l’économie sénégalaise à partir des produits dérivés du pétrole’’, commente le président de Legs Africa dont l’organisation a produit beaucoup de rapports sur le secteur.

L’autre constat, c’est que le Sénégal entre dans le cercle des producteurs à un moment où plusieurs investisseurs et les pays développés se détournent du pétrole et plus généralement des énergies fossiles. 

À ce propos, Jed Koboudé rappelle que selon l'Agence internationale de l'énergie (AIE), la demande mondiale en énergie augmentera de 25 % d'ici 2040. ‘’Les énergies renouvelables connaissent une croissance rapide et leur part dans le mix énergétique mondial augmente. L'Agence internationale des énergies renouvelables (IRENA) indique que la capacité mondiale installée d'énergies renouvelables a atteint 2 799 GW en 2020, une augmentation significative par rapport aux années précédentes’’.

Pétrole et gaz, un avenir en question

Malgré cette transition en cours, l’économiste est encore assez optimiste quant à l’avenir du gaz et du pétrole dans le court et moyen terme. ‘’Les secteurs difficiles à décarboner, tels que l'aviation, le transport maritime et certaines industries lourdes (par exemple, la production d'acier et de ciment), continueront à utiliser des énergies fossiles, en raison des défis technologiques et économiques liés à la décarbonation complète. Je rappelle que le pétrole et le gaz restent les principales sources d'énergie dans le monde, représentant respectivement 31 % et 24 % de la consommation totale en 2022’’.

Pour sa part, Elimane H. Kane estime que cet agenda de la transition écologique doit être bien appréhendé pour mieux engager les perspectives avec les projets pétro-gaziers. ‘’Vous soulevez, dit-il, une préoccupation majeure qui ne doit pas être considérée comme une question marginale pour nos pays. La transition énergétique est une perspective globale, même si elle comporte des aspects d’injustice et d’inégalité quand on considère que nos pays africains polluent très peu alors qu’ils ont besoin de l’énergie pour développer leurs industries et assurer l’accès universel à moindre coût pour leurs populations’’, souligne le militant très actif de la société civile sénégalaise.

L’équation du financement pour développer de nouveaux projets

La tâche s’avère ardue. Car, de plus en plus, les financements se raréfient. Les bailleurs imposant leur diktat au profit des énergies vertes. Elimane Kane : ‘’Les partenaires traditionnels, aussi bien publics que privés, adoptent de nouvelles politiques de financement anti-carbone. L’accès aux financements pour développer des projets fossiles est devenu plus difficile et va de plus en plus se raréfier. Même les majors en mesure de développer les grands projets d’exploitation ont des stratégies de transition énergétique’’, met-il en garde.

Tout en invitant les autorités à une meilleure prise en charge de cette question de la transition, Kane constate le besoin pour les pays africains de développer les projets pétroliers et gaziers de manière responsable. ‘’Il ne s’agit pas de dire que nous devons abandonner les projets pétroliers et gaziers, mais nous devons réduire nos ambitions vers le marché pour essayer de sortir de notre dépendance énergétique tout en se préparant à l’économie verte durable. À cet effet, la modeste rente attendue pourrait être prioritairement orientée vers le développement des énergies renouvelables’’.

Il faut rappeler qu’il y a quelques années, le Sénégal avait lancé en grande pompe la promotion de plusieurs blocs, mais à ce jour, l’appel à candidatures qui a été lancé est resté infructueux. Renforçant les inquiétudes sur l’avenir des énergies fossiles. Ce qui soulève la question des financements alternatifs pour continuer à développer le pétrole et le gaz.

Sur la problématique, M. Kane réagit en ces termes : ‘’Le paradigme de financement des investissements dans le secteur de l’énergie est en train de changer vers les financements verts. C’est là une occasion si le Sénégal maintient l’option d’accélérer l’exploitation des ressources minérales de mettre en place un système de financement souverain.’’

Pour que le pétrole ne soit pas une malédiction

Pour l’heure, l’un des défis principaux reste de travailler à se prémunir contre la malédiction du pétrole. Mal gérée, la bénédiction du pétrole peut, en effet, devenir une véritable malédiction. 

Sur ce plan, Koboudé estime que le Sénégal devra être proactif pour satisfaire les besoins des populations. ‘’Transformer cette ressource en une source de prospérité durable plutôt qu'une malédiction exige une stratégie proactive. Il est crucial de mettre en place des institutions solides et transparentes pour gérer les revenus pétroliers. Le modèle norvégien de gestion des ressources pétrolières est souvent cité en exemple. Le pays a créé des institutions solides, comme la Direction norvégienne du pétrole et le Fonds souverain pour assurer une gestion transparente et efficace des revenus pétroliers’’, analyse le conseiller associé du cabinet InterGlobe Conseils.

A l’en croire, les revenus pétroliers doivent être investis dans des secteurs clés tels que l'éducation, la santé et les infrastructures, pour promouvoir le développement humain et améliorer la qualité de vie des citoyens. ‘’Bien que ce soit un producteur de diamant plutôt que de pétrole, le Botswana a utilisé les revenus tirés de ses ressources naturelles pour financer l'éducation et les infrastructures, devenant ainsi un modèle de gestion responsable des ressources naturelles.

Pour éviter une dépendance excessive aux revenus pétroliers, il est important de diversifier l'économie. Investir dans d'autres secteurs comme l'agriculture, le tourisme, les technologies de l'information et les énergies renouvelables peut créer des sources de revenus alternatives’’.

Dans le même ordre d’idées, Elimane Haby Kane a insisté sur la nécessité d’une ‘’gouvernance démocratique, inclusive’’. Pour lui, c’est fondamental pour préserver un pays de la malédiction des ressources naturelles. ‘’Cela suppose des règles rigoureuses et réalistes, et la capacité de les respecter et surtout de les faire respecter par les associés en affaires qui sont des machines puissantes, car maîtrisant la technologie, les procédures fiscales y compris les stratégies d’optimisation et d’évitement fiscal agressif. Le Sénégal a commencé des réformes dans le secteur qui ne sont pas encore suffisantes. Mais il faut aussi des institutions fortes pour gérer le secteur, en évitant l’influence politique dans la gouvernance du secteur’’.

Cela suppose, d’après le président de Legs Africa, ‘’la mise en place d’une entité indépendante pour gérer la stratégie et veiller sur l’intérêt national et les droits du peuple dans l’exploitation du pétrole et du gaz. Il faut également des capacités techniques de haut niveau et diversifiées pour augmenter la capacité de négociation de l’Etat face aux mastodontes que sont les multinationales comme BP, Woodside, Total, Kosmos…’’.

 

RETARD DANS LE DEMARRAGE DE LA PRODUCTION

Questions autour de 693 milliards

Dans la loi de finances initiale pour l’année 2024 votée au mois d’octobre 2023, le gouvernement tablait sur des recettes fiscales de l’ordre de 4 180 milliards contre 3 486,7 milliards dans la LFI 2023, soit une hausse exceptionnelle de 693,3 milliards de francs CFA basée essentiellement sur l’arrivée du pétrole et du gaz, dont l’exploitation était prévue durant le premier trimestre de l’année 2024 (au moment desdites prévisions).

De l’avis de ce spécialiste des finances publiques contacté par ‘’EnQuête’’ dans son édition du 14 mai, il est impossible d’atteindre cette hausse de 693 milliards de recettes fiscales prévues dans la loi de finances. ‘’L’hypothèse était que dès le début de l’année, on va démarrer l’exploitation. Donc, on a augmenté les prévisions de recettes pour ce qui concerne l’impôt sur les sociétés, l’impôt sur les salaires, la TVA… Or, dès le mois de janvier, on s’est aperçu que le démarrage ne serait pas effectif. Par la suite, on a parlé du troisième trimestre. Dès lors, toutes les prévisions de recettes sont faussées’’, soulignait-il.

Notre interlocuteur était formel sur les perspectives. Pour lui, une loi de finances rectificative était presque inévitable. ‘’Je pense qu’il faudrait, dès maintenant, réfléchir sur une loi de finances rectificative, parce qu’il est presque certain que les prévisions ne seront pas atteintes, ce qui était prévisible depuis le mois de janvier’’, confiait-il à ‘’EnQuête’’. Selon lui, deux perspectives s’imposent. Le gouvernement devra soit réduire le budget soit recourir à l’endettement. ‘’Nous n’aimons pas trop parler de réduction du budget, mais je pense qu’il faudrait aller dans ce sens. En tant qu’ancien directeur chargé de l’ordonnancement, le nouveau ministre connait très bien les dépenses qui ne sont ni urgentes ni vitales. Il faut les identifier et préparer une loi de finances rectificative pour les supprimer’’.

Il faut rappeler que la tâche s’annonce d’autant plus compliquée que le nouveau régime ne dispose pas de majorité à l’Assemblée nationale et les relations avec le groupe majoritaire se sont considérablement détériorées dernièrement. 

MOR AMAR

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