Publié le 19 Aug 2012 - 15:23
TERRORISME ET SALAFISME

Éviter le modélisme ambiant

 

A la faveur du conflit nord-malien qui met en scène des forces de régression, on voudrait procéder à un mélange de genres qui ferait du Sénégal un pays menacé par le terrorisme salafiste. Une lecture biaisée et sous influence.

 

 

La chute du triangle nord-malien Gao-Tombouctou-Kidal inquiète et interpelle un large spectre d'autorités politiques et militaires, d'experts, d'observateurs dont des journalistes, de membres de sociétés civiles, etc. La gravité de la situation dans cette partie de territoire d'un Etat souverain et indépendant que l'on a voulu donner en modèle démocratique dans l'espace africain contre toute réalité explique aisément un tel intérêt dans une sous-région chroniquement instable. Sous cet angle, le Sénégal est particulièrement intéressé. Certains craindraient en effet que, vu sa proximité physique avec le Mali, notre pays soit un terreau fertile pour subir localement l'influence de la «tragédie» salafo-djihadiste. A ce propos, «l'alerte» aux autorités du respectable professeur d'arabe Abdou Aziz Kébé mérite d'être considérée à sa juste valeur. Mais uniquement à sa juste valeur, car elle pose problème.

 

C'est que, fondamentalement, «alerter l'Etat» sur l'imminence d'un dérapage terroriste au Sénégal ne répond pas à l'évolution concrète de la réalité politique islamiste dans le monde. En cela, il est un appel brut à la répression contre des Sénégalais, citoyens à part entière, qu'on soupçonnerait de préparer en catimini des coups tordus contre la République et la laïcité. Car en vérité, de quoi s'agit-il quand on parle de groupuscules salafistes qui voudraient appliquer la Charia dans leur environnement ? En gros, mais en gros seulement, des personnes imbus de traditionalisme islamique, radicalement coupés des réalités de la vie moderne, qui se nourrissent de pain et d'eau, agrippés à la littéralité des textes sans aucun lien au «sens politique» des choses, avec le Coran comme horizon indépassable. Des personnes d'un autre âge, jusque dans leur accoutrement, pour qui couper une main à un voleur est une nécessité religieuse en tout temps et en tout lieu. Des personnes pour qui la femme est une tentation permanente, d'où la nécessité de l'enfermer dans sa burqa... Évidemment, il y a beaucoup de caricatures entre ces lignes...

 

Les islamistes ont évolué

 

Ce type de «militants islamistes» existe bel et bien au Sénégal, et depuis des décennies. Mais ils sont assez largement apparentés à cette école doctrinale pakistanaise appelée «Tabligh» dont le piétisme ambulatoire renvoie plus au soufisme confrérique local qu'au djihadisme des Maliens d'Ansarou Dîn. Au nom de quoi l'Etat du Sénégal interviendrait-il contre la liberté religieuse d'une partie de ses citoyens qui auraient le tort de ne pas être dans les lignes d'influence dominantes en matière religieuse dans notre pays ? Ne serait-il pas préférable, s'il y a réellement menace salafiste, d'en étaler les vrais contours et la vraie dimension au-delà des discours théoriques tirés du rouleau compresseur mimétique fabriqué par les médias occidentaux ? L'idée n'est pas de réfuter l'existence de salafistes sénégalais violents, elle est simplement d'appeler à la prudence dans la caractérisation.

 

Aujourd'hui, il est aisé de constater que le djihadisme violent qui faisait de la démocratie un ennemi irréductible est en perte de vitesse partout dans le monde. Pourquoi ? Parce qu'à l'épreuve du tragique postulat algérien interdisant l'accès au pouvoir aux islamistes et les conséquences qui en ont découlé pour ce pays et pour la zone saharo-sahélienne (dont le Mali), une normalité démocratique universelle plus sage s'est imposée, en dépit des intransigeances cumulées de caciques politiques et de certains appareils sécuritaires d'Etat. Il est d'ailleurs intéressant de noter que le phénomène salafiste n'a éclaté en violences politico-religieuses que là où l'exercice d'une démocratie intégrale sans a priori a été restrictif !

 

Les vraies alertes

 

Dans le contexte sénégalais, il serait naïf de croire que cette «alerte» du Pr. Kébé est indemne de toute influence. Au contraire ! Il est loin d'être innocent. Dans la lutte d'influence que se livrent entre elles certaines entités religieuses, la démarche a un sens : «protéger» en amont des espaces religieux traditionnels victimes de leurs propres turpitudes et contre lesquelles les Sénégalais ne manquent jamais de manifester leur courroux. Pour certaines confréries, les digues morales ont sauté à partir du moment où elles ont été confrontées à une compétition matérielle dont le centre nerveux organisateur est le pouvoir politique central. On a tendance à l'oublier, mais un chef religieux d'une grande confrérie a perdu la boule jusqu'à traiter d'«imbéciles» des centaines de milliers de Sénégalais qui n'avaient pas eu l'intelligence de voter pour son candidat présidentiel préféré. C'est dire !

 

Les salafistes sénégalais nous prépareraient une guerre ? Allons donc ! Il y a pire que cela. Ce qui serait essentiellement une menace grave pour la stabilité du pays, pour la forme démocratique de la République, c'est l'incapacité notoire des pouvoirs politiques successifs à mettre au pas la Corruption et ses animateurs tapis dans les hautes sphères de l'Etat. C'est l'impéritie congénitale à solder les comptes d'une demande sociale pressante et dangereuse pour l'équilibre de la nation. C'est la permanence d'une distorsion évidente dans la répartition des maigres ressources dont dispose le pays. C'est... C'est ce type d'alerte qui, nous semble-t-il, est dans l'intérêt exclusif du Sénégal et des Sénégalais. Réprimer les Salafistes ? Oui, pourquoi pas ! Mais après ? Il faudrait alors poursuivre la logique en entretenant une guérilla de longue durée si l'on postule que des extrémistes du martyre qui mène au Paradis ne manquent jamais l'occasion de mourir pour leur foi en affrontant des «forces impies».

 

Prudence

 

Aujourd'hui encore, l'écrasante majorité des sensibilités islamistes du pays est engagée dans la compétition démocratique, les dernières législatives en font foi. Il y a certes des forces ultra marginales qui refusent cette voie des urnes, mais faut-il penser que celles-ci seraient forcément des adeptes de la violence politique ? Ça fait trop simpliste. Comme au Maroc (PJD), en Tunisie (Ennahda), en Algérie (MSP), en Égypte (Frères musulmans), en Turquie (AKP) et ailleurs, la vie politique entre enfin dans une vraie modernité, celle qui n'exclut pas des centaines de milliers d'hommes et de femmes pour leurs idées «différentes». A l'heure où les Occidentaux recyclent des djihadistes revenus du Pakistan ou de l'Afghanistan dans le jeu politique de leur sphère d'influence, en Syrie et en Libye par exemple, pourquoi voudrait-on «alerter» ici au Sénégal contre des «terroristes» locaux qui, eux, ne se voient pas comme tels ?

 

Dans une ère de manipulations médiatiques à forte dose, la prudence dans l'analyse des faits reste le premier remède contre l'intolérance tant les clichés médiatiques ne correspondent pas toujours à des réalités vraies. Et pour des chercheurs imbus de neutralité scientifique, cette prudence là est un vrai sacerdoce.

 

MOMAR DIENG

 

Section: