Publié le 17 May 2021 - 21:31
CADRE D’EXPRESSION DE REVENDICATIONS POLITIQUES ET SOCIALES

Quand la violence se substitue au dialogue et à la concertation   

 

Les règles du jeu démocratique suffisent-elles encore à régler les différends indissociables du vivre-ensemble ? De plus en plus, les institutions administratives et sociales ne bénéficient plus de la confiance d’une frange de la population pour arbitrer les contradictions les opposant à d’autres. Ces insatisfaits tendent souvent à se faire justice eux-mêmes…

 

Mars 2021. Moment fatidique depuis lequel le Sénégal semble avoir amorcé une pente dangereuse. Celui d’un règlement des différends sociopolitiques par la violence. Malgré le calme qui a suivi l’épisode dramatique de l’affaire Sweet beauté, plusieurs autres passages montrent que le dialogue ou le port de ‘’brassards rouges’’ ne sont plus les options privilégiées pour se faire entendre dans l’espace public.

De l’affaire Adji Sarr-Ousmane Sonko à la séquestration de professeurs par leurs élèves à Ndiaganiao (région de Thiès), le règlement des différends par la violence est en train de s’installer. Une accumulation de faits qui, si l’on n’y prend pas garde, risque de déborder sur une ‘’deuxième vague’’ encore redoutée.

Qui de mieux que le khalife général des mourides pour combattre cet état de fait ? Serigne Mountakha Mbacké, recevant Ousmane Sonko, ce mercredi 12 mai 2021, a profité de l’occasion pour rappeler au leader de Pastef/Les patriotes la sacralité de la vie humaine dont une dizaine a été perdue lors des heurts qui ont secoué le Sénégal, au début du mois mars dernier : ‘’La rétribution de celui qui prend la vie d’une personne est l’enfer. Et aucune entreprise dans cette vie ne vaut cela. Vous (les politiques) cherchez à améliorer la vie des personnes d’ici-bas. Mais n’oubliez pas le Seigneur dans ce que vous faites. Ce que je vous dis n’est pas facile, mais pensez-y. C’est bien d’aimer son pays jusqu’à être prêt à mourir pour cela. Mais ce qui est acquis à n’importe quel prix ne finira que par la ruine. N’oubliez pas que le Prophète s’est battu, mais c’était pour se défendre.’’

Dans la première semaine du mois de mars 2021, l’arrestation d’Ousmane Sonko, alors qu’il se rendait au tribunal de Dakar pour répondre à une convocation, dans le cadre d’une accusation de viol et de menaces de mort, a été l’élément déclencheur d’une série de violentes manifestations dans tout le pays. Des scènes de pillage et l’attaque de bâtiments administratifs ont été observées. Selon le mémorandum publié par le gouvernement, ces événements ont ‘’occasionné 13 décès, plus de 300 blessés parmi les manifestants et plus de 100 du côté des forces de l’ordre. Déjà, le premier bilan fait état de plus de 145 édifices et biens publics saccagés, plus 139 biens privés y compris des maisons, des magasins, des stations-service et des banques, tous attaqués et pillés, parfois par des individus armés’’.   

Serigne Mountakha : ‘’Tous ceux qui s’inscrivent sur la voie de la sagesse…’’

L’intervention des chefs religieux avait alors joué un grand rôle dans le retour au calme avec l’envoi d’une délégation auprès du président de la République Macky Sall et auprès des leaders de l’opposition politique.

Depuis lors, le saint homme de Touba n’avait pas rencontré l’opposant dont les déboires judiciaires ont participé à embraser le pays pendant trois jours. Cette veille de célébration de la Korité, Serigne Mountakha a conseillé à Ousmane Sonko d’éviter toute confrontation violente pour atteindre ses ambitions. ‘’Tout ce que les belles actions et les bonnes paroles ne peuvent avoir, rien d’autre ne peut l’avoir. Tous ceux qui s’inscrivent sur la voie de la sagesse et des bonnes intentions, auront ce qu’ils veulent dans la légalité et la bénédiction divine’’, enseigne le khalife général des mourides à l’opposant politique.

Cet ‘’appel’’ à des méthodes de contestation pacifique arrive au bon moment, puisque les mauvais exemples se multiplient, depuis un certain temps. A commencer par la bataille, au cours du même mois, entre étudiants appartenant à des organisations communautaires différentes au sein de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. Même si l’origine du conflit n’était pas un différend ethniciste, que l’on ait pu assister au cœur de l’université, cité carrefour de toutes les communautés, de telles actes posent problèmes dans une société dont le socle a été établi sur un cousinage à plaisanterie.

Diversité des théâtres d’expression des violences

Les propos de Serigne Mountakha Mbacké s’adressent également à toute la classe politique dont certains membres se sont illustrés de manière peu enviable, ces derniers temps. En cause, les attaques perpétrées à l’encontre de Guy Marius Sagna. D’abord en Casamance, le 10 avril dernier, l’activiste, leader de la plateforme de lutte Frapp/France dégage, a essuyé des jets de pierres, alors que se tenait une conférence de presse à Médina Wandifa (département de Bounkiling, région de Sédhiou). Ses accompagnants ont attribué l’agression aux partisans du maire. Le 5 mai également, parti s’enquérir des litiges liés à la terre dans le département de Mbour, Guy Marius Sagna a subi les violences d’individus qui l’ont chassé du village de Nianing.

Encore plus inquiétant est la diversification des théâtres d’expression de cette violence sociale. Lundi dernier, c’est dans l’environnement scolaire qu’ils ont eu lieu. En effet, pour protester contre l’organisation d’un examen blanc, les élèves du lycée Ndiouma Cor Faye de Ndiaganiao ont séquestré le personnel de l’établissement scolaire et ont mis à sac la salle des professeurs et le bloc administratif.

Sans oublier les nombreux conflits fonciers qui ont opposé des populations à des forces de l’ordre sur différentes portions du territoire national dont Ndingler et Djilakh ne sont que les dernières représentations médiatisées. Autant de tensions qui amènent à tirer la sonnette d’alarme, avant que les discrédits sur la justice et les institutions démocratiques ne mènent vers l’installation du règlement des conflits par la violence.

ABIB NDIAYE, PSYCHOLOGUE-CONSEILLER

‘’La violence est secrétée par la démocratie telle qu’elle est organisée et matérialisée’’

Avec plus de 20 ans d’expérience en qualité de travailleur social polyvalent, l’assistant social décortique quelques disfonctionnements sociaux pouvant expliquer les comportements sociaux dénotant la qualité du vivre en commun. Entretien…

Comment expliquer cette propension notée ces derniers temps des Sénégalais à basculer dans la violence pour réclamer des choses à l’Etat ou toute autre autorité ?

Il convient, avant tout, de distinguer la place de la revendication dans l’expression du mal-être qu’éprouve une grande frange de la population sénégalaise et la violence exercée sous plusieurs formes. La revendication est un acte permis par le cadre sociopolitique de la démocratie. De prime abord, cette démocratie à laquelle est prêtée des vertus ‘’civilisatrices’’ est davantage perçue comme un jeu de dupes où seuls ceux qui détiennent le pouvoir pourront se tirer d’affaire, laissant l’écrasante majorité du peuple à son sort déplorable. C’est cette même démocratie qui devrait produire une société où les interactions sont régies par les lois et les convenances, la bienséance, les bonnes manières. Donc, une société sans violence. Q

ue nenni ! Alors, si les actes de violence et de sauvagerie (vandalisme, hooliganisme, règlements de comptes, etc.) prennent le dessus sur l’expression sereine des préoccupations de individus et des groupes, cela signifie quelque part que la démocratie ne fonctionne pas correctement pour que le règlement des différends, les protestations et autres revendications se fassent par des voies légales et pacifiques, nous dit Fodjo Kadjo Abo (‘’La pratique de la terreur au nom de la démocratie’’ - 2009 L’Harmattan, collection Afrique Liberté). C’est dans ce registre qu’il faut verser, par exemple, la partialité perçue de la justice.

La violence est secrétée par la démocratie telle qu’elle est organisée et matérialisée. Lorsque les citoyens ont tendance à faire de son usage le moyen privilégié d’expression, cela dénote un délitement profond des institutions en charge de réguler la vie en commun. Mais si tel était le cas, devrait-on, pour se prévaloir des libertés garantie par cette même démocratie (aller et venir, s’organiser en association, se réunir, etc.) fouler aux pieds les fondements qui nous les garantissent ? Je pense que non. Même si la confiance n’y est plus, l’espoir régulièrement déçu, le ressenti de plus en plus amer, agir ainsi revient à scier la branche sur laquelle on est assis.

Les évènements de mars dernier peuvent-ils être considérés comme un élément catalyseur dans le sens de l’adoption d’un langage par la violence ?

On ne saurait qualifier ces événements ‘’d’élément catalyseur’’, puisque d’une part, ils ne s’inscrivent pas dans un processus planifié et bien préparé et, d’autre part, nous ne disposons pas d’assez de recul dans le temps pour lire leur historicité sous un prisme chronologique. Rappelons qu’il s’agit essentiellement de manifestations urbaines, donc de violences urbaines. Cela a son sens, au regard de la configuration sociodémographique de notre pays. ‘’Adopter un langage de violence’’ est un aveu d’impuissance des acteurs porteurs de telles dynamiques.

Cela veut dire que ceux qui expriment leur mécontentement et leur frustration sur une question donnée, ne perçoivent pas les règles de fonctionnement des institutions mises en place par le jeu démocratique comme des cadres de confiance capables de traiter correctement leurs demandes. C’est un désaveu ouvert des institutions et services chargés de recevoir les plaintes des populations, de leur permettre de poser leurs demandes entre des mains expertes pour leur traitement adéquat.

‘’Adopter un langage de violence’’ revient aussi à s’exposer à l’action, pour ne pas dire la réaction des instruments de coercition spécifiques de l’Etat, détenteur du ‘’monopole de la violence légitime’’ : police, gendarmerie, services judiciaires...

D’une société paisible mondialement réputée pour sa ‘’Téranga’’, est-on en train de migrer vers une société violente ?

Toute société porte en soi de la violence. Soit elle est exprimée ouvertement, à des occasions particulières, soit elle s’exerce symboliquement à travers des règles imposées. La ‘’Téranga’’ ne saurait être invoquée en comparaison avec les manifestations violentes vécues au mois de mars. Un regard profane peut se permettre cette analyse réductrice. Est-il besoin de rappeler que la ‘’Téranga’’ est un ensemble d’attitudes et de comportements spécifiques, socialement valorisés dans notre culture, une réponse vis-à-vis à un hôte, alors que les événements de mars relèvent plutôt des ‘’états d’âme’’ ou des aspirations d’une partie de la population sénégalaise.

Examinons ces événements sous un autre prisme, celui de l’analyse de ses dimensions culturelle, psychologique et sociologique.

Le XIXe siècle est marqué, au plan sociologique, par de nombreuses évolutions et transformations sociales de l’expression populaire. C’est dans ce cadre qu’il faut considérer l'existence d’associations, de mouvements dits citoyens et de partis politiques sur lesquels s'appuient les protestataires de tous horizons, cadres soutenus dans leur développement par les progrès fulgurants des moyens de communication.

Pour bien comprendre ce qui s’est passé, il faut savoir que c’est grâce à la conjonction de deux dimensions favorables que la mobilisation populaire de mars dernier a pu se faire. La première dimension, dite ‘’horizontale’’, a trait à l’émergence et à l’affirmation des organisations de base citées en supra ; la deuxième, dite ‘’verticale’’, revoie à la carence du système politique gouvernant à mettre à disposition des relais ou des institutions lui permettant ‘’d'intégrer en douceur’’ la revendication. Ces deux dimensions sont influencées par d'autres variables liées à l'environnement social et politique du moment.

Sous l’angle psychologique, nous savons qu’en créant des phénomènes de foule, les acteurs usent et abusent de la suggestibilité et du phénomène de contagion propre à la foule. C’est ainsi que des milliers de personnes se retrouvent ‘’emportées’’ dans la masse, entraînées dans un élan grégaire qui les rend capables d’actes irréfléchis qu’ils ne seraient pas capables de poser seuls et qu’ils auraient moralement rejetés dans d’autres conditions.

Le Sénégal ‘’ne migre pas vers une société violente’’, ce sont les conditions d’expression de la violence qui ont été réunies en un moment donné de son histoire, et cela ne lui est pas propre, si nous nous rappelons du ‘’Printemps arabe’’ et d’autres événements du genre.

Pourtant, l’on avait l’habitude de régler nos différends par le dialogue. Sommes-nous en train de perdre cela ?

Il y a, d’abord, un problème de référence et d’identification qui prend de plus en plus d’ampleur. A quelles règles du jeu de la cohabitation dite démocratique se plier ? Comment apprécions-nous ces règles, et surtout quelle lecture avons-nous de leur application par ceux qui en détiennent le pouvoir ? A quels modèles s’identifier ? Ce qui est supposé faire office de modèle culturel, modèle politique ou religieux, est-il accepté comme tel ? Rejoint-il nos aspirations pour servir de support à notre développement sous toutes ses dimensions ? En voilà deux questions fondamentales à clarifier pour mieux comprendre le jeu des acteurs.

La culture du dialogue est toujours d’actualité, mais certains acteurs trouvent que les dés sont pipés et qu’il s’agit d’un jeu de dupes. La confiance mutuelle fait défaut. La présomption de bonne foi n’est plus de mise. Alors, comment, dans une telle situation, le dialogue pourrait-il produire quelque chose de constructif ? Aujourd’hui, notre société parait incapable de gérer ses contradictions par les procédures habituelles et offre un lit favorable à la protestation populaire qui prendre des formes violentes comme ce qui s’est récemment passé.

Sur quels leviers devrait-on appuyer pour ne pas sombrer dans une société violente ?

L’un des premiers leviers sur lesquels s’appuyer consiste, pour les acteurs du jeu politique et social, à poser des actes qui créent la confiance. Cela pourrait se traduire par l’impartialité de la justice. Sur un autre plan, nos acteurs politiques, notamment les gouvernants, gagneraient à se rappeler que leur élection ne leur garantit point la docilité du peuple, d’autant plus que les mouvements citoyens, les lanceurs d’alerte et partis politiques d’opposition ne se priveront pas de souligner et d’amplifier tout acte pouvant servir à les discréditer.  Comme le dit Abo, ce n’est pas ‘’parce que des électeurs [leur] ont donné leurs suffrages qu’ils sont disposés à approuver machinalement tout ce [qu’ils feront], au point de fermer les yeux sur [leurs] errements et […] abus. Des critiques parfois acerbes, des désaccords, des protestations, des revendications, des convulsions publiques et même des insurrections sont des situations auxquelles [ils doivent] s’attendre à tout moment. Et c’est une très grave erreur, malheureusement trop fréquente de nos jours, de vouloir régler par la force les crises engendrées par ce genre de réaction’’.

Un autre levier, et pas des moindres, est la satisfaction de la demande sociale sous toutes ses formes : la demande de logement dans les centres urbains (rappelons qu’il s’agissait principalement d’émeutes urbaines), la question du pouvoir d’achat des ménages au regard de la cherté des denrées de première nécessité et des services sociaux de base (eau, électricité, santé, éducation, etc.) la formation-qualification de la population en âge de produire de la richesse (ce fameux dividende démographique que nous devons capturer pour en faire un élément fondateur du socle de l’émergence socio-économique nationale)…

Au-delà des attitudes d’humilité, de franchise et de bienveillance attendues de nos gouvernants, il y a, en soubassement le développement social et économique inclusif, avec une redistribution équitable des richesses entre les terroirs et les générations. Il faut une profonde lame de fond d’une remise en question existentielle chez les acteurs politiques et gouvernants, pour opérer ces transformations afin d’impulser les changements attendus et tant espérés par les Sénégalais.

Lamine Diouf

 

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