Les germes de la reconduction des émeutes de mars 2021
Malgré l’interdiction du préfet de Dakar, les opposants ont refusé de renoncer à la manifestation prévue ce vendredi 17 juin 2022 à la place de la Nation.
Mises en garde. Alertes, expérience dans la sous-région. Rien ne semble pouvoir arrêter une classe politique décidée à en découdre. Si l’Administration avait lâché du lest, la semaine dernière, en autorisant le rassemblement des deux plus grandes coalitions de l’opposition à la place de la Nation, elle ne sera pas aussi mesurée pour celle prévue demain.
En effet, le préfet de Dakar a déjà activé le commissariat de Dakar pour l’application de l’interdiction d’une nouvelle manifestation à Colobane, ‘’le vendredi 17 juin 2022, de 15 h à 19 h, par messieurs Déthié Fall, Khalifa Ababacar Sall et Cheikh Tidiane Youm, au nom de la coalition Yewwi Askan Wi (Yaw)’’. Mor Talla Tine justifie ce refus d’autorisation par des ‘’menaces de troubles à l’ordre public’’ et la ‘’violation de l’article L61 du Code électoral’’. Cette interdiction est un élément de plus jeté dans le cocktail explosif que représente la tension sociale actuelle que traverse le Sénégal.
Déjà que la décision de la Direction générale des Élections (DGE) de ne pas mettre un nom et une photo sur la liste de candidats de Yewwi Askan Wi a jeté de l’huile sur le feu. Dénonçant le non-respect des dispositions de l’article L58 du Code électoral, le mandataire national de cette coalition a fait savoir que sa formation ne signera pas le ‘’Bon à tirer’’ (BAT) de la DGE, avant de réaffirmer que ‘’sans la liste nationale de Yewwi Askan Wi, les élections ne se tiendront pas au Sénégal’’.
La décision du préfet de Dakar a naturellement suscité une nouvelle réaction des opposants. Lors d’un point de presse dans la soirée d’hier, la Conférence des leaders de Yaw n’a pas reculé dans ses déclarations d’avant-interdiction. La tête de liste de titulaires a assuré qu’ils ne comptent pas obéir à l’injonction du préfet de Dakar. ‘’Le préfet n’a pas le droit d’interdire cette manifestation, parce que nous ne lui avons pas demandé une autorisation, mais nous l'avons simplement informé. Nous disons à tous les Sénégalais que nous maintenons notre manifestation et nous n’y changerons aucune virgule. D’ailleurs, je me dis si on ne doit pas aller la faire à la place de l’Indépendance (…)’’, nargue Ousmane Sonko.
Avant son intervention, Khalifa Ababacar Sall a soutenu que ‘’l’interdiction que nous a opposée le préfet n’a aucune base légale’’.
Ousmane Sonko : ‘’Nous maintenons notre manifestation et nous n’y changerons aucune virgule’’
Pourtant, il y a eu bien plus de peur que de mal, lors du rassemblement autorisé du mercredi 8 juin dernier. La manifestation pacifique a été l’occasion, pour l’intercoalition Yewwi-Wallu, de dénoncer ce qu’elle considère comme une forfaiture : l’invalidation de la liste nationale de Yewwi Askan Wi pour les prochaines Législatives du 31 juillet 2022. Ce qui signifie l’élimination de la course aux sièges à l’Assemblée nationale des principaux leaders de l’opposition, dont le plus en vue, Ousmane Sonko.
Toutefois, les ‘’menaces’’ à l’endroit de l’Administration ne sont pas tombées dans l’oreille d’un sourd. Surtout l’idée de transformer la place de la Nation en ‘’place Tahrir’’. Cela explique-t-il le changement de stratégie des pouvoirs publics ?
La sortie du président de la République, la semaine dernière, dans la presse française, avait déjà donné une tendance. ‘’Si vous faites une liste qui ne respecte pas ce que dit la loi, elle est éliminée. Nous avons un code (électoral) avec ses exigences. De toute façon, le pays va faire ces élections ; le Conseil constitutionnel a décidé. Dire qu’il n’y aura pas d’élection, ça, c’est devant nous’’, disait Macky Sall dans un entretien avec France 24 et RFI, en réponse à la promesse des opposants d'empêcher la tenue du scrutin, si leur liste titulaire n’est pas réhabilitée.
Hier, en Conseil des ministres, le chef de l’Etat est resté sur la même logique, en demandant ‘’au gouvernement, aux acteurs politiques et aux citoyens-électeurs, de veiller au respect scrupuleux des dispositions du Code électoral (en ce qui concerne notamment la précampagne (du 10 juin au 9 juillet 2022) et la campagne électorale (du 10 au 29 juillet 2022).’’ Une manière à peine voilée de confirmer l’interdiction de manifestations, en principe jusqu’au 29 juillet, et surtout de montrer qu’il n’y aura pas de marche arrière dans l’organisation des élections législatives dans un mois et demi.
Macky Sall demande de ‘’veiller au respect scrupuleux des dispositions du Code électoral’’
La tension est d’autant plus perceptible que le leader du Pastef, dont l’arrestation pour une accusation de viol avait embrasé le pays, a appelé ‘’les militants, les sympathisants ainsi que les Sénégalais à la résistance, comme je l’avais fait en mars 2021″. Le tout, en estimant que ‘’tout se jouera dans la rue !’’.
Par rapport à la situation sociopolitique d’alors, l’élément déclencheur n’est pas le même. Les restrictions liberticides dues à la Covid-19 sont un lointain souvenir. Mais la hausse généralisée des prix, depuis la crise russo-ukrainienne, pourrait jouer le même effet, si des manifestations perdurent. Dans une étude publiée par l'assureur international Allianz Trade, mardi dernier, l’on estime que "le choc sur les prix alimentaires mondiaux représente une inquiétude particulièrement grande pour les pays qui sont importateurs nets d'aliments ou de certains aliments devenus rares, en raison de la guerre en Ukraine, à l'instar des grains".
Ce choc alimentaire réduit l'accès aux ressources "et pourrait même entraîner la chute de certains gouvernements, comme lors des printemps arabes", prévient l'assureur, en référence aux mouvements de contestations populaires au tournant des années 2010 ayant été à l'origine de la chute de plusieurs régimes tels qu'en Tunisie et en Égypte, et dont une des composantes était la misère sociale.
À l'époque, les prix alimentaires avaient augmenté de 50 %, rappelle Allianz Trade. Or, le prix du blé est désormais supérieur à son niveau de 2012. Les scènes de pillage des enseignes françaises, lors des événements de mars 2021, ont montré le niveau parfois inquiétant de la misère sociale au Sénégal.
Pour ne rien arranger, le procureur de la République a confirmé l’arrestation, alors qu’il projetait de participer au premier rassemblement de la coalition Yewwi-Wallu, d’un membre actif du Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC) (voir ailleurs).
Lamine Diouf