Le Pleurer-rire des éditeurs
Des maisons d’édition qui poussent comme des champignons au Sénégal. Des livres publiés par centaines… De loin, on a l’impression qu’en matière d’édition, tout roule comme sur des roulettes. Et pourtant, des auteurs et éditeurs ne cessent de clamer leur courroux. ‘’EnQuête’’ fait immersion dans cet univers où le rire de certains contraste avec les larmes des autres.
Ces dernières années, le monde de l’édition au Sénégal a connu une explosion spectaculaire. Mais le modèle de développement du secteur semble toujours problématique. Pour certains acteurs, il est peu adapté à l’environnement socio-économique, culturel et linguistique. Toutefois, il y a des acteurs qui se frottent les mains et saluent la politique de l’Etat qui a mis à la disposition des maisons d’édition un fonds d’aide à l’édition d’un montant de 500 millions de francs Cfa. Malgré ces efforts, certains auteurs et écrivains ne cessent de décrier une gestion moyenâgeuse. C’est le cas du poète et éditeur Elie Charles Moreau. ‘’Depuis 1965, on organise des ateliers, des séminaires, mais, malgré tout, il existe toujours des écrivains et éditeurs qui tirent le diable par la queue, à condition même que le diable en dispose. Je pense qu’il faut changer de paradigme, en essayant de poser les problèmes sur la table. Il faut cesser de rêver et mettre en œuvre les conclusions, afin que l’édition ait un sens dans ce pays de Léopold Sédar Senghor’’, fulmine-t-il.
Selon M. Moreau, le Sénégal a toujours été un pays de la réflexion, avec des diagnostics à n’en plus finir. Il en a ainsi été sous Abdou Diouf, durant les 12 ans de règne d’Abdoulaye Wade et encore sous le magistère du président Macky Sall. Il précise que le Sénégal est un pays très culturel, qui renferme énormément d’intellectuels et d’hommes de lettres. Donc, le problème de l’édition doit être pris en charge par les pouvoirs publics. ‘’En vérité, des moyens sont injectés pour soutenir les éditeurs ; des moyens sont injectés pour soutenir les écrivains ; mais c’est loin d'être suffisant et cela ne nous installe pas forcément dans le champ du progrès. Nous sommes encore, comme je le disais à feu Hamidou Dia, au Moyen-Age ‘éditorialement’ parlant’’, assène le directeur général de la maison d’édition Le Nègre International.
Loin de ce pamphlet digne du ‘’Poète’’, le président de l’Association des écrivains du Sénégal (Aes) Alioune Badara Bèye soutient une toute autre version. D’après lui, il faut surtout saluer la multiplication des maisons d’édition qui facilite davantage la production d’ouvrages dans le pays. Ce d’autant plus que la demande est très forte, estime-t-il, avant d’ajouter : ‘’Quand on investissait dans ce domaine, la littérature n’était pas aussi développée. Pour être édité, on attendait 10 ans ou plus. Mais avec l’installation du Fonds d’aide à l’édition dont le montant a été sensiblement augmenté, les choses se sont nettement améliorées et nous le devons au chef de l’Etat et ses ministres de la Culture.’’ Le président de la maison d'édition Maguilen estime, en outre, que la demande est encore très forte par rapport à l’offre. ‘’Nous recevons, argue-t-il, plus de 100 à 150 livres par année. On ne peut tous les éditer, on est donc obligé de faire des tris en privilégiant la nouvelle génération. Si le fonds, à l’instar de celui du cinéma, est porté à 1 milliard ou plus, cela va permettre la sortie de plusieurs ouvrages’’, croit savoir le dramaturge.
‘’Au Sénégal, il y a peu d’écrivains et beaucoup d’auteurs’’
A L’Harmattan Sénégal, l’on semble plus ou moins satisfait des efforts du gouvernement en matière de politique éditoriale. Abdoulaye Diallo, son administrateur, abondant dans le même sens que le président de l’Aes, soutient que l’Etat du Sénégal a fait beaucoup d’efforts pour accompagner les acteurs du livre. ‘’Les gens peuvent considérer que le montant alloué au fonds d’appui est insuffisant, mais force est de reconnaitre que cette politique du gouvernement conduite par le ministère de la Culture soulage les éditeurs. C’est grâce à ce fonds que certains livres ont pu être édités, parfois entièrement financés’’, se réjouit-il. Pragmatique, Abdoulaye Diallo rappelle qu’en tant qu’éditeur, il est heureux de voir la puissance publique l’accompagner dans le développement de son entreprise.
Toutefois, préconise-t-il, ‘’nous ne devons pas perdre de vue notre statut d’entreprise privée. En ce qui nous concerne, nous nous sommes installés au Sénégal en octobre 2009. Depuis lors, il y a une nette évolution au niveau de l’édition. Vous pouvez constater qu’il y a une plus grande démocratisation du livre au Sénégal. De plus en plus, le livre est présent dans l’espace public et c’est à saluer. Il ne se passe plus une ou deux semaines sans qu’un ouvrage ne fasse l’actualité. Et cela date des années 2000, accentué par l’arrivée de L’Harmattan Sénégal sur le marché. Nous avons fourni beaucoup d’efforts en matière de qualité et de quantité’’, constate le patron de l’une des plus grandes maisons d’édition du Sénégal.
Cependant, à en croire Elie Charles Moreau qui revient à la charge, l’Etat devrait leur apprendre à pêcher au lieu de leur offrir tout le temps du poisson.
‘’Une édition bas de gamme’’
En outre, il est légitime de se demander si cette facilité offerte par l’Etat ne participe pas à ce qui pourrait être assimilé à ‘’une édition bas de gamme’’. Car, selon un éditeur ayant requis l’anonymat, même si de belles œuvres sont produites, il reste néanmoins des brebis galeuses dans le milieu de l’écriture. ‘’Nous avons de très bons auteurs et des auteurs moyens, il faut le dire. Ma conviction est qu’un auteur se bonifie en avançant. Le niveau des auteurs s’apprécie en fonction de leur niveau de lecture. Nous constatons qu’il y a des auteurs qui ne lisent pas et on ne peut pas être auteur si on ne lit pas. Vous aurez constaté que j’utilise le mot auteur et non écrivain, parce qu’il y a un distinguo à faire entre un auteur et un écrivain. Un écrivain est un auteur qui est confirmé et qui a une œuvre de grande qualité. Mais, au Sénégal, on a quelques écrivains et beaucoup d’auteurs’’, a-t-il avancé.
Une analyse que ne partage pas l’auteur du recueil de poèmes ‘’Les promesses aussi meurent d’abus’’. Elie Charles Moreau dit ne pas jouer avec ces mots. ‘’Je ne suis pas dans les caricatures. Il ne faut pas qu’on rentre dans ces histoires-là. On installe le mépris, alors que le champ éditorial est celui le plus démocratique du monde. On me mettrait sur la table 10 écrivains, je pourrais douter de leur statut d’écrivain. C’est une question de goût et de couleur. Cela ne ressemble pas à des intellectuels ou des lettrés’’, répond-il amèrement.
900 exemplaires vendus pour des best-sellers
Un autre problème qui constitue une véritable gangrène pour les acteurs du livre, c’est la crise de la lecture. Les Sénégalais ne lisent plus et cela déteint sur le marché. C’est d’ailleurs pourquoi la plupart des éditeurs et auteurs dépendent presque exclusivement de la politique publique. Ils ne peuvent se baser sur les ventes pour exister. C’est là un véritable frein à leur activité. Elie Charles Moreau renseigne qu’ils sont rares les écrivains qui vivent de leur art. Il regrette : ‘’Nous ne parvenons pas à vendre nos livres. Pour ceux qui ont de la chance et qui parviennent à vendre véritablement au pays de Senghor, je parle bien d’un best-seller, ils écoulent 900 exemplaires. Dans ces conditions, c’est impossible, pour l’éditeur ou l’écrivain, de tirer réellement profit de ce jeu. A la limite, vous imaginez l'incapacité dans laquelle se trouvent les écrivains de vivre de leur art, ce qui devrait normalement être légitime.’’
Là également, le dramaturge prend le contre-pied du poète, mettant un peu d’eau dans son vin. Selon M. Bèye, il faut essayer de trouver des techniques et astuces de vente appropriées pour tirer son épingle du jeu. ‘’Si un écrivain publie une œuvre théâtrale et que cette œuvre est jouée dans un espace théâtral, mise en scène et en boite avant d’être vendue par des télévisions africaines, sénégalaises ou européennes, l’auteur peut vivre de sa production. Tout dépend de la nature du livre. Il faut qu’il soit exploité, adapté et que les maisons d’édition aillent vers cette direction. Même un recueil de poèmes peut être théâtralisé. Vous faites un spectacle et l’achat d’un livre te permet d’assister au spectacle et en ce moment, le livre se vend’’, conseille-t-il, non sans évoquer une autre épine sous le pied des acteurs.
Il s’agit du problème de la distribution. C’est inquiétant, plaide-t-il, que les ouvrages des auteurs sénégalais ne soient pas disponibles dans les bibliothèques des pays de la sous-région, alors que c’est un problème qui est réglé pour l’Europe. Le président de l’Association des écrivains du Sénégal estime également que le livre n’est pas encore totalement accessible aux lecteurs sénégalais, car leur prix est un peu élevé. Il explique : ‘’En fait, le livre a un coût. Il y a beaucoup de produits qui rentrent dans sa fabrication. Et l’Etat ne prend pas tout en charge.’’
Pour sa part, Elie Charles Moreau a une toute autre préoccupation. Comment faire pour que les écrivains n’aillent plus à l’étranger pour se faire éditer et venir vendre les ouvrages de façon confidentielle. L’auteur trouve abusif qu’au Sénégal, on vende un exemplaire à 10 000 F Cfa ou plus, alors qu’il y a d’autres qui vendent à partir de 2 000 F Cfa et avec une exigence de qualité.
Manque de bibliothèques au Sénégal
Par ailleurs, le manque de bibliothèques dans le pays constitue également un frein pour la promotion du livre. Le constat est que les bibliothèques sont quasi inexistantes dans les régions. Une situation qui indispose les écrivains. Abdoulaye Diallo reste convaincu que cette problématique doit être réglée au niveau des structures centralisées. ‘’L’Etat doit porter ce projet de mise en place de ces structures pour faire vivre les bibliothèques, les centres de documentation et d’information, et faire revivre les bibliothèques des établissements scolaires. Chaque commune doit avoir sa propre bibliothèque, comme c’est le cas dans les grands pays démocratiques. Dans une ville comme Dakar, si on enlève celle du centre culturel Blaise Senghor et de l’Ucad, si on a envie de lire, on est obligé d’aller à l’étranger, voire le centre culturel français ou américain, le Goethe Institut’’, regrette l’éditeur.
Ce qui fait dire à l’auteur de ‘’Nder en flammes’’ que ce problème demeure sérieux. Alioune Badara Bèye de renseigner que la Direction des livres est en train de régler ce problème dans les régions, en installant des bibliothèques. Il n’empêche qu’il faut que les autorités communales jouent le jeu en créant des bibliothèques et en poussant les élèves à lire.
‘’Le président Macky Sall est la seule personne qui peut nous faire sortir du gouffre’’
Les problèmes sont nombreux. Et le poète reste convaincu que seule une rencontre avec le président de la République pourrait permettre de régler les mille et une maladies dont souffre l’édition au Sénégal. ‘’Il n’y a pas de secret. On a beau faire tous les séminaires, on tourne en rond, rien n’avance, rien n’évolue. On va passer notre temps à parler de l’édition, à fustiger les écrivains et les éditeurs, mais la faute ne leur incombe pas. Il ne faut pas brûler les étapes. Le président Macky Sall est la seule personne qui peut nous faire sortir du gouffre. Ce sera un rendez-vous merveilleux avec lui-même, mais aussi avec l’édition et la culture dans son pays’’, souhaite-t-il avec détermination.
HABIBATOU WAGNE