Le oui, mais des enseignants
Les enseignants veulent, certes, se lancer dans l’enseignement en ligne ou l’option bimodale, comme le suggèrent les recteurs des différentes universités publiques du Sénégal touchées par la Covid. Mais ils estiment qu’il y a, d’abord, des préalables. Interpellés par ‘’EnQuête’’, les professeurs du supérieur soutiennent que leur ministre de tutelle et le recteur de l’Ucad n’ont pas respecté les promesses tenues lors de la première vague.
La pandémie de la Covid-19 continue sa propagation dans les établissements scolaires du pays. Et les universités ne sont pas épargnées, notamment l’université Gaston Berger de Saint-Louis (UGB) et l’université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad). Aujourd’hui, pour éviter que le virus ne se propage davantage au sein des temples du savoir, les responsables universitaires veulent se lancer dans l’enseignement en ligne ou le système bimodal.
‘’L’UGB a déclaré ses cas, l’Ecole supérieure polytechnique qui se trouve au sein même de l’université Cheikh Anta Diop (Ucad) a déclaré son cas. Donc, vu le mode de propagation du virus, ce n’est pas un secret de Polichinelle de dire que le virus est à l’Ucad au niveau de toutes les facultés. C’est quelque chose qui est avérée. Le virus est là, il faudrait trouver des solutions et je ne pense pas que fermer l’université ou arrêter les enseignements soient une solution qu’il faut adapter. Donc, il faut trouver d’autres alternatives. Parmi elles, il y a forcément l’enseignement bimodal qui pourrait être une solution. Mais faudrait-il que cet enseignement soit décidé par ceux qui sont chargés de le faire’’, confie le chef du Département de gestion de la faculté des Sciences économiques et de Gestion (Faseg) de l’Ucad.
Contacté par ‘’EnQuête’’, le professeur Ibrahima Daly Diouf regrette que leur recteur fasse des annonces ‘’sans prendre la peine’’ de s’informer sur ce qui est ‘’possible d’être fait’’ par rapport à cet enseignement bimodal. Lors de la première vague, le chef du Département de gestion de la Faseg notifie que le ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation avait fait un accompagnement pour ce qui concerne les enseignants et les étudiants. ‘’Malheureusement, toutes les promesses n’ont pas été respectées. Au départ, il y avait des promesses qui avaient été faites. Mais, à l’arrivée, elles n’ont pas été réalisées. Dans ces conditions, il va être extrêmement difficile, à l’état actuel, de pouvoir dire que l’enseignement bimodal sera une réalité au niveau de l’université Cheikh Anta Diop. C’est aussi cela la vérité. Nous ne devons pas nous mettre là à faire des annonces. Nous sommes des spécialistes de la pédagogie. Il est important, aujourd’hui, qu’on comprenne que l’Etat doit mettre les moyens au niveau des universités publiques, pour nous permettre de ne pas fermer les classes. Sinon, nous allons droit dans le mur’’, souligne notre interlocuteur.
Si le Pr. Daly Diouf pense que le recteur est à pointer du doigt dans cette situation, son collègue du Syndicat unique des enseignants du Sénégal (Sudes), pense que ce dernier est innocent, dans cette affaire. ‘’Les conditions ne sont pas encore optimales pour l’enseignement bimodal. Mais il faut saluer, quand même, la mobilisation du recteur de l’Ucad et du personnel. Nous faisons de notre mieux, avec les moyens que nous avons. Mais il nous faudrait beaucoup plus de moyens et j’indexerai plutôt le ministre que le recteur. (…) Le gros problème, c’est vraiment le campus social où les étudiants vivent dans des conditions très difficiles, avec beaucoup d’étudiants. Cela va poser problème’’, soutient le Pr. Hady Ba.
Une pénurie de bureaux et d’équipements soulevée
D’après le responsable du Sudes à l’Ucad, l’autre grosse gêne, c’est le fait qu’à l’Ucad, dans beaucoup d’établissements, il y a une pénurie de bureaux et d’équipements. Donc, s’ils veulent faire de l’enseignement à distance et que les enseignants partagent un bureau à trois, quatre ou cinq, il sera, d’après le Pr. Ba, ‘’impossible’’ de faire des cours en simultané. ‘’Ce sont des problèmes qui vont se poser avec l’effectivité de l’enseignement à distance. Nous avons, au Sudes, dit depuis longtemps qu’il fallait recruter beaucoup plus d’enseignants et construire des infrastructures. Si nous avions des infrastructures, un système solide, la pandémie ne nous aurait pas posé de problème. Si tous les enseignants avaient des bureaux, disposaient d’ordinateurs performants, on pouvait faire l’enseignement à distance sans problème. Si tous les étudiants avaient des ordinateurs, l’enseignement à distance ne poserait pas de problème’’, renchérit-il.
A ce propos, le Pr. Hady Ba informe qu’ils avaient demandé au ministre et au recteur de faire de sorte que tous les enseignants reçoivent des ordinateurs portables, étant donné qu’ils allaient probablement basculer vers l’enseignement en ligne. ‘’Malheureusement, cela n’a pas été fait. Mais les syndicats y travaillent pour qu’on ait, pour chaque enseignant, non seulement un ordinateur portable, mais également un accès internet fiable. Le ministère nous a donné des modems Internet qui ne servent à rien. On a des modems Orange dont la connexion s’épuise en moins de deux jours. Ce qui n’est pas sérieux du tout’’, déplore-t-il.
En effet, l’enseignement bimodal doit obéir à un certain nombre de préalables, selon le chef du Département de gestion de la Faseg. ‘’On ne peut pas faire des annonces comme cela, sans pour autant qu’il y ait des infrastructures. L’enseignement bimodal ne consiste pas simplement à prendre un PDF, le mettre sur un site web et demander aux étudiants de consulter le fichier PDF, le télécharge et ils comprendront. Il y a des capsules qu’il faut faire pour expliquer les cours, une connexion internet qu’il faut mettre en place pour que les cours soient accessibles à tout le monde. Nous connaissons les réalités socio-économiques aussi bien des étudiants, mais également des enseignants’’, souligne, par ailleurs, le Pr. Ibrahima Daly Diouf.
Car, selon M. Diouf, l’enseignement bimodal signifie faire des capsules, en enregistrant son cours pendant une durée. ‘’Il faut qu’on puisse expliquer l’essentiel de chaque chapitre, donner des orientations aux étudiants pour qu’ils puissent les suivre. Pour un cours de 30 heures, il faut à peu près prévoir 7 à 8 capsules. Imaginez donc combien de capsules il faudra faire pour tous les cours ! Tout cela n’a pas été fait jusqu’à présent’’, dit-il.
D’ailleurs, il relève qu’à l’université, le corps professoral n’est pas seulement constitué d’enseignants. Il y a également des vacataires. ‘’Il faudrait un dispositif technique qui permettra de développer ces enseignements. Il faut permettre aux vacataires d’avoir accès aux plateformes, pour faire suivre aux étudiants les séances de travaux dirigés qui doivent obligatoirement être pris en compte. Ce qui va nécessiter une certaine connectivité pour les étudiants et les vacataires. Au niveau de la pédagogie, nous ferons avec ce qui est possible. Mais nous ne disons pas que nous n’allons pas faire un pas. Car à l’impossible, nul n’est tenu. L’impossible étant là, il faut mettre les moyens, avant de pouvoir passer à quelque chose. Or, ces moyens ne sont pas là’’, précise M. Diouf.
L’accès à Internet ‘’un très gros problème’’ pour certains étudiants
En plus de l’équation des enseignants vacataires, il estime qu’il faut d’abord garantir aux étudiants l’accès à une bonne connexion Internet. Il rappelle, ainsi, que durant la première vague, pour tous les Masters 2, les enseignements étaient en bimodal. Ils ont commencé avec eux, parce qu’ils se sont dit que ces étudiants ont atteint un niveau de maturité. Ils maitrisent l’outil informatique. Ils ont tous presque un ordinateur qui leur permet de pouvoir suivre les enseignements. ‘’Le constat est que ces Masters 2 rencontrent des difficultés pour continuer à suivre les cours à distance et en bimodal. Parfois, ils sont en distance ou en bimodal. Parce que le coût de la connectivité est extrêmement élevé. Selon eux, lorsqu’ils achètent un pass de 2 000 F CFA, ils l’utilisent pour un seul cours. S’ils ont une trentaine de cours, combien de pass devront-ils acheter et avec quel argent ?’’, signale le chef du Département de gestion de la Faseg.
Dans l’hypothèse où les universités devraient être fermées, le Pr. Hady Ba affirme, également, que l’accès à Internet poserait un ‘’très gros problème’’ pour certains étudiants. Car si les campus sociaux sont fermés, ils iront dans leur foyer et il y a des cas d’étudiants qui sont dans des villages où il n’y avait pas accès à Internet. ‘’Nous en avions parlé au ministre. Nous lui avons demandé de travailler avec l’Agence de l’informatique de l’Etat pour que dans les villages où il y a des étudiants, qu’on ait de petites antennes pour qu’ils aient accès à Internet. Malheureusement, rien n’a été fait en ce sens. A l’université, il y a quand même un réseau Internet qui a été mis en place. Maintenant, est-ce que ce réseau tiendra la charge, si nous devions faire de l’enseignement à distance de manière continue ? C’est un problème qui va se poser, si tout le monde devait être en ligne’’, s’interroge le responsable du Sudes.
Et pour les nouveaux bacheliers, le Pr. Ibrahima Daly Diouf est catégorique : ils ne peuvent pas démarrer dans ces conditions avec eux. ‘’Ils vont obligatoirement aller vers le présentiel. Même à l’Université virtuelle du Sénégal (UVS) où ils font carrément du virtuel, il y a toujours un temps d’adaptation qui est prévu dans leur cursus. Les étudiants qui viennent d’avoir leur baccalauréat reçoivent des ordinateurs. On leur permet d’avoir accès à Internet. On lui explique la plateforme, il y entre pour se familiariser avec l’outil informatique avant de démarrer les cours. Dans nos universités où nous ne sommes pas le virtuel, si on veut aller vers le bimodal, cela risque d’être impossible avec les nouveaux bacheliers’’, relève le chef du Département de gestion de la Faseg.
MARIAMA DIEME